Camille Alloing et Julien Pierre, enseignants-chercheurs en sciences de l'information et de la communication

Entretien réalisé en mai 2019 par Karl Pineau, édité par Thomas Parisot

le projet de livre

En avril 2018, un éditeur spécialisé sur les questions numériques nous a donné l'idée d'écrire un livre sur le "design éthique".

Pour l'écrire, nous avons rencontré une trentaine d'acteurs du design et du numérique.

Nous en retranscrivons les entretiens !

Camille Alloing et Julien Pierre

En mai 2019, nous avons rencontré en visio-conférence Camille Alloing qui nous parlait de Poitiers et Julien Pierre qui était connecté depuis Nantes.

Nous avions fait leur connaissance en les invitant à Ethics by Design 2018 pour parler de la "place des émotions dans le design".

Nous vous proposons ici une retranscription retravaillée de cet entretien de 60 minutes qui revient sur cette question des émotions au prisme de la pratique du design. Bonne lecture !

sommaire des questions

Vous êtes les premiers que nous interrogeons en Sciences de l'information et de la communication (SIC). Qu’est-ce qui vous a amenés aux SIC ? Quel est votre parcours ?

Julien Pierre — Je suis enseignant-chercheur en SIC à Audencia Business School. En 2013, j’ai terminé mon doctorat sur les enjeux de médiation de la vie privée au sein du Groupe de recherche sur les enjeux de la communication (Gresec). La communication est une discipline qui permet de comprendre des phénomènes, des interactions. J’ai trouvé intéressant de plonger dans cette grille de lecture pour saisir la complexité du monde.

Peu à peu, je me suis intéressé à l’objet des pratiques du design. Dans ma thèse, j’ai étudié les plateformes numériques, leur politique, leurs usages. Ensuite, j’ai fait un post-doctorat sur le management de l’innovation et le design thinking. Cela m’a permis de découvrir une boîte à outils assez riche, pour comprendre la pratique professionnelle des designers, leurs outils, leurs méthodes, leur vocabulaire, leurs références théoriques. Je me suis rendu compte que cette discipline était très utile pour comprendre les usages du numérique et, au-delà, les usages des dispositifs en général. J’ai utilisé et j’utilise encore beaucoup, dans mes pratiques pédagogiques et scientifiques, les design methods.

Camille Alloing — Pourquoi les SIC ? L’intérêt, c’était l’interdisciplinarité. Au début des années 2000, j’avais fait une formation de Webmaster. C’était la troisième promotion du DUT Services et réseaux de communication, à Blois. J’y ai découvert l’ergonomie, les travaux de Jakob Nielsen, la règle des trois clics de Jeffrey Zeldman. Pendant mon parcours universitaire, j’ai rencontré des directeurs de recherche en SIC. En 2013, j'ai soutenu une thèse sur l’e-réputation. J’ai fait ce doctorat en contrat Cifre, à la Direction des systèmes d'information de La Poste où nous avons développé des applications encore utilisées aujourd’hui, comme Digiposte, le coffre-fort numérique de La Poste.

L’équipe trouvait que l’application n’était pas ergonomique, mais pour le responsable de la conception, du fait de l’obligation de dématérialisation des factures, les entreprises allaient avoir l’obligation d’utiliser le service, quelle que soit l’ergonomie. J’ai aussi travaillé sur le projet Facteo, le Smartphone des facteurs. Nous avons étudié les usages, dans une démarche de design thinking, en collaboration avec des salariés de l’entreprise, pour penser l’innovation. En travaillant ensuite avec Julien sur les questions d’affect et d’émotion, je me suis interrogé sur les aspects conceptuels et théoriques. Je me suis intéressé à la cognition distribuée, aux artefacts pour attirer l’attention. Aujourd'hui, je suis professeur au département de Communication Sociale et Publique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

Avez-vous des exemples de produits qui montrent une perfection du design ?

Julien Pierre — Si on part du principe que le design doit en quelque sorte augmenter les compétences ou ne pas en faire perdre, la plupart des applications qu’on utilise, comme Facebook ou Twitter, sont optimisées en termes de design. Je pense au Smartphone. Les interfaces Android, aujourd’hui, ont un design optimal dans leur capacité à influer sur nos comportements.

Récemment, l’interface de Twitter a encore changé, mais elle est fluide, si bien qu’on la comprend et on s’adapte en une journée ou deux. C’est un débat qu’on a eu avec les outils du “libre”, ce qui freine l’adoption sociale, c’est la qualité du design, sa désirabilité. Les interfaces qu’on critique d’un point de vue éthique sont optimales d’un point de vue esthétique.

Camille Alloing — Paradoxalement, je dirais qu’un objet design est un objet qui a atteint un optimum en termes de design, si bien que je n’ai ni envie ni besoin de le modifier ou d’en rajouter. L’objet se suffit à lui-même, se comprend tout seul, répond à l’attente, correspond à la promesse. En dehors du champ du numérique, dans les objets du quotidien, le porte-clés et le sac à dos sont des objets extrêmement fonctionnels, bien pensés, améliorés petit à petit.

En numérique aussi, des objets ont pu évoluer dans le temps, par exemple la page d’accueil de Google. Avec ces outils-là, l’usage est limité, peu créatif, très cadré. On suit complètement les prescriptions contenus dans l’objet. Du point de vue éthique, on peut se demander s’il est intéressant de designer des objets complètement optimisés, où l’individu n’a aucune liberté d’action, s’il ne fait que suivre les modalités prévues par le concepteur.

Si on prend l’exemple du mousqueton, les prescriptions données par les concepteurs sont suivies. Pour autant, on ne peut pas dire que ce soit un objet éthique. Certes, Facebook est très bien fait, mais essaie aussi de s’assurer que l’utilisateur soit au service de Facebook. Où vous placez-vous par rapport à cette question de l’éthique dans le design ?

Julien Pierre — Je place d’abord l’éthique dans la réflexion du professionnel sur ses propres pratiques et leurs conséquences. Dans quelle mesure met-on nos utilisateurs au travail ? Du point de vue de la déontologie, aussi, est-ce que le code est optimisé ou ai-je paré au plus fonctionnel ?

Du point de vue des vertus, qu’est-ce que cela dit de moi d’avoir conçu cet objet-là, de cette manière ? Je pense plus à un guide de conduite que le professionnel peut mobiliser dans sa pratique. Au plan moral, c’est une autre question. On peut aussi s’interroger sur ce que l’on produit. Je distingue la morale et l’éthique, plus centrée sur les activités, la pratique ordinaire des professionnels.

Camille Alloing — Je suis en phase avec Julien. L’éthique guide l’action. Un design éthique ne trahit pas ses promesses. Si je vais sur une plateforme numérique comme Facebook ou que je prends un objet comme le mousqueton, quand on me promet que l’objet ou l’interface que j’utilise doit faire telle chose et ne fait pas telle autre chose, l’éthique consiste à garder cette ligne de conduite, et non d’essayer de me faire faire ce que je n’avais pas envie de faire, de capter telle donnée que je n’avais pas envie de fournir.

En définitive, l’éthique est ce qui ne trahit pas mon consentement à faire usage de l’objet. Cela crée actuellement beaucoup de crispation et de focalisation sur la captologie, les dark patterns. Les utilisateurs ne sont pas avertis. Si Facebook affichait clairement sa ligne de conduite, ses intentions, cela me semblerait éthique, alors même que la pratique en elle-même est questionnable d’un point de vue moral. Mais la morale de Facebook ou d’Amazon est une autre question. À partir du moment où l’on présente ses intentions et qu’on explique les moyens mis en œuvre pour y arriver, cela me paraît correct. Ce qui manque souvent, c’est cette explication claire des finalités par rapport aux usagers et aux clients.

Julien Pierre — Moralement, les nudges peuvent être recevables, quand la finalité est de sauver la planète ou d’améliorer la santé des individus. Mais les affordances proposées s’appuient sur des biais cognitifs dont les individus ne sont pas conscients et, par conséquent, ne consentent pas à agir de cette manière-là. Même s’ils ne sont pas captifs et peuvent échapper à cette “architecture de choix”, c’est une question d’explicitation des buts et de libre-arbitre des individus par rapport aux objets de design qu’on leur met sous les yeux ou entre les mains.

Camille Alloing — Avec Julien, nous menons un projet sur les nudges. J’ai fait passer des soutenances à des étudiants sur ces sujets, à Poitiers, avec une collègue spécialiste. J’ai demandé aux étudiants quel était le projet politique derrière les nudges ou tout choix de design. Le principe même du nudge repose sur une vision (néo)libérale. L’être humain est la variable d’ajustement de sa propre liberté.

Quels sont donc les projets politiques derrière les objets qu’on utilise ? Quelles sont les idéologies des concepteurs ? Les plateformes comme Facebook restent dans un flou volontairement entretenu, qui pose un problème au niveau éthique. Pourquoi l’objet me force à ajuster mon usage ? Les dark patterns, très discutés dans les médias, servent un projet de société. Le design est le reflet de ces projets politiques au sens de gouvernance. Les nudges illustrent très bien cet ajustement de l’humain à l’économie ou à des volontés extérieures.

Julien Pierre — On fait actuellement porter aux designers une énorme responsabilité, avec cette médiatisation du design, notamment du design thinking, Les designers sont présentés comme des fabricants de solutions et sont représentés dans la société presque comme un Capitaine Flam qui viendrait sauver la planète par différentes modalités, comme les nudges et la tech4good, alors que je ne suis pas certain qu’ils soient conscients des enjeux, derrière la boîte à outils. Ils ont une manière de faire, un périmètre d’activité. Ils sont capables d’intervenir à une certaine échelle.

Mais leur production est embarquée dans un projet qui a des finalités plus conséquentes. Par exemple, le designer d’une page chez Amazon ou le concepteur d’un service interviennent avec leur boîte à outils sur le site Web ou la chaîne logistique, sans forcément comprendre les conséquences sociétales de la solution, en termes d’effet sur le panier d’achat des utilisateurs ou d'optimisation de la charge de travail des travailleurs de la chaîne logistique.

Le designer est souvent contraint à intervenir sur une échelle microscopique (le parcours-utilisateur), alors que les enjeux sont macroscopiques, avec des idéologies sous-jacentes en termes de libéralisme et de flexibilité. Le designer intervient dans un projet court, avec des itérations, une certaine rapidité d’action, alors que les effets produits sur la société sont plus lents et plus durables. Au plan éthique, il convient de s'interroger sur la finalité et surtout les effets sur les individus, ainsi que sur l’articulation avec ses propres valeurs.

J’ai l’impression que les designers sont conscients de cette dépossession. Même si le design, en tant que discipline, est sur le devant de la scène, les designers sont en train de perdre le pouvoir et se retrouvent à produire de l’interface. Partagez-vous ce constat ?

Julien Pierre — Les designers sont en effet dépossédés de leur boîte à outils. Le design thinking a porté la promesse de permettre à toute organisation de faire du design sans avoir recours à des designers, en s’appuyant sur la créativité de chacun, sans prédilection particulière. C’est un phénomène de trivialité, au sens d’Yves Jeanneret. On a retiré la substance au terme de design, qui était l’apanage de designers de métier. Mais il s’agit d’une question de partage du pouvoir.

Peut-être a-t-on trop responsabilisé les designers. Dans la collaboration entre les managers, les chefs de produit, les chefs d’entreprises et l’ensemble des parties prenantes ayant une capacité à avoir une vision à long terme, sans doute que quelque chose n’a pas été construit. Il y a un chaînon manquant, d’ordre temporel, sur des échelles de temps un peu plus longues.

Camille Alloing — Je vais me faire l’avocat du diable. Peut-être aussi donne-t-on trop d’importance au design. De ma propre expérience des organisations, on a voulu faire croire que le design allait résoudre les problématiques de gouvernance des technologies, pallier certaines défaillances là où le design n’est pas en capacité de le faire. Parfois, on parle de design des plateformes numériques, alors qu’il s’agit de questions informatiques ou de choix économiques. Les attentes sont trop élevées par rapport au champ d’action des designers, à leur boîte à outils, leur créativité.

Julien Pierre — Cela transparaît dans l’expression du “design des politiques publiques”. On a confié à des designers, ou du moins à des méthodes de design, la résolution de problématiques qui relèvent de la gouvernance. Or ce n’est pas nécessairement avec des méthodes de design qu’on construit des politiques publiques.

Quel message aimeriez-vous adresser aux futurs designers et entrepreneurs du numérique ?

Camille Alloing — Ne sous-estimez pas les formations en sciences humaines ! Nous travaillons dans un pays qui survalorise les formations d’ingénieurs. On a tendance à oublier que, derrière des choix techniques, il y a des projets politiques, des êtres humains, des questions de gouvernance, etc. Ne pensez pas que l’éthique est soluble dans le solutionnisme technique.

Pensez vos projets de manière globale, dans une perspective plus large que la résolution d’un micro-problème à l’instant T et dans un contexte précis. Je vois certains de mes étudiants passer des heures à se questionner sur la manière de fluidifier le parcours entre deux fonctionnalités, deux pages Web. Mais dans quel écosystème cette application s’inscrit-elle ? À quoi participe-t-elle ? J’invite à ne pas sous-estimer les questions sociales et à sortir la tête du guidon. C’est le problème majeur de l’ingénierie.

Julien Pierre — En recrutement, on fait croire en quelque sorte aux designers qu’ils vont s’asseoir sur le trône de fer... Il faut faire attention à la survalorisation. Il y a une résonance forte dans l’activité de design avec ce qu’on voit en sciences humaines et sociales, et plus particulièrement en SIC : par l’interdisciplinarité, la capacité à capter une complexité et à changer d’échelle.

En design d’expérience ou d’interface, on s’intéresse au microscopique, mais il y a aussi du nano, du méso, du macro. Il y a un dialogue à conduire entre ces différentes échelles. Le designer a cette capacité à sortir de l’ornière du pixel, de la borne d’accueil, etc. pour envisager l’écosystème environnant de façon holistique, ou encore de façon micro-sociologique en considérant l’interaction entre les individus, entre les hommes et les machines. Il faut donc éviter aussi bien l’écueil de la surmédiatisation, qu’on connaît aujourd’hui, que l’écueil de la sur-responsabilisation du designer.

Une question plus étroitement liée à votre domaine de recherche sur le Web des émotions. LinkedIn a fait exactement ce qu’avait fait Facebook, avec la fonctionnalité de like en fonction d’émotions. Ces fonctionnalités se développent sur beaucoup de plateformes numériques. Quelle devrait être l’attitude de la communauté techno-critique ? Devrait-on aller vers la dénonciation de ces pratiques de design persuasif, d’exploitation des émotions ou, au contraire, trouver un cadre consensuel pour les encadrer ?

Camille Alloing — Les cinq réactions de LinkedIn s’inspirent en effet de Facebook, même dans le processus de design : ils se sont appuyés sur les mots-clés les plus utilisés, etc. En tant que chercheur en SIC, on pourrait critiquer les aspects sémiotiques du choix des boutons. Ici, LinkedIn entre dans des conventions d’interface. Facebook a multiplié les interactions. Mais que va en faire LinkedIn ?

J’observe un schisme de plus en plus fort. D’une part, ceux qui considèrent que la régulation passe par l’individu, qu’il faut apprendre aux gens à coder, qu’il n’y a pas de déterminisme technique, qu’on peut se désabonner si on le souhaite, qu’il n’y a pas d’exploitation lorsque l’activité procure du plaisir. De l’autre, ceux se focalisent sur l’exploitation, la manipulation. La difficulté est de trouver un entre-deux. Comment associe-t-on pragmatisme et politique ? Je n'arrive pas à comprendre des chercheurs aujourd'hui qui travaillent sur le numérique de façon apolitique. Ils ne veulent pas être pris dans des champs politisés.

Mais si je ne conçois pas une approche a-critique, je ne conçois pas non plus une approche critique qui se voudrait purement prospectiviste, en dehors de tout terrain. Ce schisme est de plus en plus fort. Mais comment trouve-t-on un équilibre sur la question du design, tout en restant critique ? C’est du moins ce que nous avons essayé de faire, modestement, en étudiant les réactions sur Facebook, ce qu’elles produisent en termes d’usage. En effet, les affects et les émotions participent du projet politique de Facebook.

Pour autant, dans les usages observés, les réactions sont encore très éloignées d’un véritable levier efficace au service de ce projet politique. L’idée est de trouver l’entre-deux, tout en gardant un esprit critique, en choisissant la voie du milieu - ou alors choisir son camp. Ce qui me hérisse le poil, c’est l’apprentissage du code à l’école. C’est tellement élitiste. Ceux qui apprennent à coder sont ceux qui maîtrisent déjà les mathématiques, appartiennent à certaines catégories sociales. Il ne faut pas perdre de vue la prise en compte du projet politique.

Julien Pierre — Tout cela est aussi une question de croyance. Linkedin intègre ce type d'icône et de fonctionnalité par croyance que cela va changer quelque chose. Pourtant, il faut considérer modestement ces fonctionnalités, ces apports. En termes de croyance, les concepteurs et les porteurs de projets embarquent derrière la notion d’émotion tout un ensemble de phénomènes psycho-physiologiques qui ne relèvent pas véritablement des émotions, sont parfois des sentiments ou des affects.

En faisant ce raccourci, ils considèrent que ces fonctionnalités sont une panacée, qu’elles vont permettre de résoudre des problèmes, de proposer une expérience enrichie, plus intéressante pour l’individu, un engagement plus fort, de la même manière que les nudges vont sauver la planète, etc. C’est souvent un raccourci, par praticité, par effet de mode ou par biais idéologique. On évite de rentrer dans la complexité, les discussions scientifiques, les controverses par exemple sur la catégorisation des émotions. Mais l’idéologie n’est pas le seul facteur. C’est tout un ensemble de comportements, de modes de fonctionnement, de structuration des organisations, de recrutement dans des écoles qui aboutit à ce résultat : on fait sans trop se questionner, comme les autres.

Cette mimesis au niveau des pratiques professionnelles et des discours facilite la circulation. Ces fonctionnalités viennent essaimer nos interfaces numériques. Les discours qui les accompagnent ont tendance à en faire une recette miracle, en tout cas une sorte de promesse. Mon message aux designers est de rester modestes par rapport à ce qu'ils sont en capacité de faire. Il faut se méfier des discours immodestes sur leur métier, sur leurs pratiques, sur les fonctionnalités qu’ils imaginent et mettent au service des personnes ou des organisations.

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Coordinateur du projet : Jérémie Poiroux.