Thomas Thibault, co-fondateur du collectif Bam

Entretien réalisé en mars 2019 par Jérémie Poiroux et Karl Pineau, édition avec l'aide de Julien Bouléris

le projet de livre

En avril 2018, un éditeur spécialisé sur les questions numériques nous a donné l'idée d'écrire un livre sur le "design éthique".

Pour l'écrire, nous avons rencontré une trentaine d'acteurs du design et du numérique.

Nous en retranscrivons les entretiens !

Thomas Thibault

Nous avons rencontré Thomas Thibault début 2019, au Morning OS à Bagnolet où se trouvent les bureaux du Collectif Bam. Thomas a co-fondé ce collectif avec Anthony Ferreti.

Avec Thomas, nous avons abordé sa vision du design, la manière dont il le met en œuvre au collectif Bam, et les enjeux économiques qui se trouvent au cœur de la vie d'une agence.

Nous vous proposons ici une retranscription retravaillée de cet entretien de 80 minutes. Bonne lecture !

sommaire des questions

Pourrais-tu te présenter et nous raconter ton parcours ?

Je suis designer depuis plusieurs années. J’ai suivi un parcours assez classique de designer produit.

Après l’obtention d’un bac arts appliqués, j’ai débuté par un BTS Design à l’école Olivier de Serres (Ensaama – École nationale supérieure des arts appliqués et des métiers d'art), très orienté design industriel. J’étais donc immergé dans la sphère du design de mobilier, industriel… et je me suis rapidement rendu compte que ce n’était pas le domaine pour lequel je souhaitais créer.

J’ai intégré par la suite l’école Boulle en DSAA (Diplôme Supérieur d’Arts Appliqués). À cette époque, Anthony Ferreti suivait ses études à Olivier de Serres. Nous souhaitions tous les deux travailler sur des questions liées au numérique ; c'est ce que j'ai fait dans le cadre de mon projet de diplôme dans lequel j'ai conçu des outils et démocratie et de citoyenneté grâce au numérique.

Je pense qu'à ce moment-là, une dichotomie s’est créée. D’un côté, nous avions les projets de cours, où nous devions concevoir du mobilier pour le Club Med ou une salière-poivrière. De l’autre, nous avions avec Anthony nos stages respectifs et nos débuts d’activité professionnelle. Pour ma part, je travaillais pour la Fing (Fondation internet nouvelle génération). Cette expérience a été révélatrice pour moi : j’étais fasciné par les nouveaux enjeux et les transformations sociales liées au numérique.

Anthony, de son côté, était employé dans la section design à la RATP, notamment autour des enjeux de la mobilité. Cela a été le point de départ de la création du Collectif Bam… j’y reviendrai. À la suite de ce stage, je suis parti six mois en Erasmus à Helsinki (Finlande) au Media Lab, où j’ai aquis des compétences aussi bien sur le côté pratique que théorique du numérique en suivant une formation au carrefour entre l’art, le design et la technologie. De retour en France, j’ai travaillé six mois comme designer au Fabshop, organisateur de Maker Faire en France, puis j’ai monté un fablab autogéré à l’école Boulle dont le but était d'y développer une culture du numérique.

En parallèle je continuais d'être actif sur les projets du Collectif Bam. Si je devais définir mon rôle au sein du collectif, je dirais que je suis le plus “geek” de la bande. Je m’intéresse aux problématiques numériques et j’essaie d’apporter le côté "perceptible" du design. J’ai également beaucoup de projets liés à l’éducation, notamment en tant que formateur.

Comment présenterais-tu le Collectif Bam en quelques mots ?

C’est un collectif de designers qui travaillent sur les transitions à l'œuvre, notamment la transition écologique et la révolution numérique. Notre objectif est de mobiliser le design pour essayer de créer un monde souhaitable. Nous ne cherchons pas à imposer notre vision, surtout dans un monde qui change en permanence. Nous travaillons plutôt sur la capacité d’un monde à être souhaité, à travers deux axes.

Le premier, c’est d’essayer de faire comprendre le monde tel qu’il est, les environnements, les objets, les services, tout ce qui nous entoure. Le deuxième, c’est de pouvoir le modifier, en créant des objets, des services… dans un environnement qui soit modifiable et appropriable.

Nos projets sont variés, ils débutent par une question et vont jusqu’à la réalisation. Pour chacun d’entre eux, nous allons vraiment nous concentrer sur la problématique, la vision, les valeurs et la stratégie des projets. Par conséquent, difficile de savoir en amont à quoi va ressembler la solution : une application, un service, un objet, un espace…

Quelle définition donnerais-tu du design ?

Il y a autant de définitions que de designers ! Au Collectif Bam, nous définissons le design comme une pratique de conception, dont la culture peut être différente selon les domaines (culture graphique, spatiale, web, etc.).

À mon avis, la pratique de conception du design est souvent caractérisée par un raisonnement de pensée plutôt que par une méthode. On utilise utilise le langage figuratif, la sémiotique, la métaphore, l’analogie… La pensée design, c’est considérer le monde comme un projet à réaliser, sans se limiter à e décrire ou à le comprendre.

Quelle différence vois-tu entre un ingénieur et un designer ?

Ce sont deux métiers assez proches bien sûr, mais à la fois très différents. L’ingénieur répond à un problème fonctionnel par une réponse technique. Les designers répondent à un problème (quel qu’il soit) par une réponse formelle. Cette notion de forme est importante, forme au sens très large, pas seulement esthétique.

En tant que designer, nous avons souvent du mal à définir notre profession… Et le plus souvent, nous sommes confrontés à l'exercice devant des personnes qui ne pensent pas comme nous. Ceux qui arrivent à bien définir le design ne sont en général pas designers.

Justement, dirais-tu que "l'habit fait le moine" ? Autrement dit que la pratique qualifie la ou le designer ?

À priori non. Il y a plein de gens qui font du design. Designer, c'est le fait d'être un pratiquant professionnel du design. Je pense qu’il y a des personnes qui font du design chez eux, en aménageant leur maison par exemple. Elles font des choses qui sont très proches du design puisqu’elles vont se poser des questions d’usage. Cependant, elles n’en font pas leur pratique et n’ont peut-être même pas conscience qu’elles font du design. Donc il y a beaucoup de personnes qui font du design sans être designers.

Aujourd’hui, tout.es celles et ceux qui utilisent la méthode de design thinking sont considéré.es comme designers. Or, je considère qu’être designer, c'est avoir appris et intégré naturellement après de longues années des réflexes créatifs, méthodologiques, d’analogie ou de métaphore, qui sont des méthodes souvent utilisées en design. Par exemple, on va faire le parallèle entre les fonctions d’un service et l’univers de la randonnée en construisant un pont entre les deux. Ce sont des réflexes qui s’acquièrent avec l’expérience.

D’ailleurs, il n’existe pas une seule méthode de design, il y en a plein (autant que de projets et autant que de designers). Le designer, de son côté, doit être capable d’avoir des ressources créatives qui lui permettent de prendre en compte les intérêts de chacune des parties prenantes, qu'elles soit mentionnées ou non dans le cahier des charges (par exemple la faune locale ou les citoyens d'un pays).

Aurais-tu un exemple d'un design parfait ou d'une pratique de design parfaite ?

Un design parfait, c'est peut-être déjà un design qui se demande s'il est parfait.

Je n’ai pas d’exemple mais il y a des projets de design que j’apprécie.

J’ai rencontré Afate Gnikou au Togo qui a fabriqué une imprimante 3D avec des déchets d’imprimantes et d’ordinateurs. Pour moi, c’est un designer et un ingénieur incroyable. J’adore le design justement pour cet aspect-là, pouvoir récupérer des éléments n’importe où afin que n’importe qui puisse en faire une imprimante 3D. Il y a également une forme de pédagogie, puisqu’il est possible de voir à quoi sert chacun des éléments utilisés. J’aime bien prendre cet exemple parce que cette personne ne se définit pas du tout comme designer alors que, pour moi, il y a un véritable enjeu de design.

Selon toi, le design a-t-il intrinsèquement un pouvoir ? Et si oui, lequel ?

Tout dépend du contexte. Citons l’exemple de l'échelle du design. Le design a beaucoup moins de pouvoir au niveau esthétique que stratégique d'une entreprise, et on remarque bien cette force dans des entreprises comme Dyson, Braun, Apple.

Pour nous, le pouvoir du design est évident. Il transforme le monde et nos environnements ; les choix de design sont importants.

Considères-tu que les designers ont assez de pouvoir au sein des organisations et que le design est réapproprié par d'autres métiers, comme les product owners ?

Je suis assez d’accord avec cette réflexion. C’est la raison pour laquelle les designers n’aiment pas vraiment le design thinking ; ils ont l’impression d’être dépossédés de quelque chose, comme si le design était mal compris, et de fait, mal utilisé. Penser que le design thinking englobe tout ce qu’est le design est une erreur.

Pour ma part, je trouve le design thinking intéressant et utile, mais ce n’est qu’une approche infime du design, un début d’approche même. Je le résumerais ainsi : "Voici les clés pour faire une petite promenade. Pour faire un trek, tu as besoin de quelqu’un pour t’accompagner et ce quelqu’un, c’est un designer qui a fait ça toute sa vie, qui possède les réflexes que tu n’aurais pas forcément. Tu ne te lances pas à l’assaut de l’Everest sans professionnels. En revanche, tu peux faire un petit chemin et pour cela, on te donne deux ou trois conseils à suivre."

En tout cas, la notion de liberté du designer se trouve ici. Lorsque l’on parle de design éthique, cela englobe également la question de la place du design et de la liberté que tu lui laisses. Si le designer n’intervient qu’à la fin de la chaîne et que toutes les directives viennent du marketing, de la stratégie de l'entreprise, alors il n'a aucun pouvoir. Dans ce contexte, il est difficile de remonter la chaîne afin de démontrer l’intérêt et le pouvoir du design. C’est d’ailleurs pour cela que cette notion d'échelle du design existe.

Tout cela me fait d’ailleurs penser au cahier de la CNIL au sujet des éléments dans les interfaces, qui sont parfois mal compris. Le message que cherche à faire passer la CNIL est qu’effectivement “le design a un pouvoir”, mais qu’il ne s’adresse pas uniquement aux designers mais aussi à toutes les personnes qui en ont la capacité et qui emploient des designers. Je pense que c'est un cahier autant pour les designers que pour les chefs d'entreprise ou les managers, afin de repenser la valeur du design et son importance dans la conception de leurs produits.

Quelle est pour toi la vision idéale mais aussi la version la plus réaliste de l'évolution de la pratique du design et de la posture du designer ?

Sur le futur du design, je m'interroge sur sa place face aux effondrements écologiques, économiques, industriels à venir. Ceci soulève la question du design tel qu’il existe aujourd’hui et ce qu’il va devenir.

On va avoir besoin de médecins, de personnes qui savent faire de la permaculture. Le design tel qu’il est pensé en grande partie aujourd’hui permet d’augmenter la consommation d’un produit par son aspect esthétique. Ce que l’on voit dans les magazines comme Ideat ou IntraMuros pourra difficilement continuer à exister tel quel.

Historiquement, le design est très lié à l'industrie, mais tout ceci va disparaître. Je ne vois pas comment ce métier peut continuer à exister dans un monde en crise.

Il est vrai qu’en temps de guerre, il y a eu du très bon design graphique pour faire de la propagande ; donc je ne doute pas que certaines formes de design perdurent, mais plus proches des mouvements low-tech.

La permaculture demande une véritable approche design finalement, puisqu’il y a une prise en compte du contexte, des sols… Je pense que des liens se feront également avec les notions de gouvernance.

Cependant, un gros pan du design pourrait être amené à disparaître avec la fin de la société industrielle telle que nous l'avons connue.

Ce sont de réelles questions que l’on se pose : “Est-ce que dans dix ans, on pourra toujours faire du design de cette manière ? Est-ce que les connaissances acquises vont nous suffire pour plus tard ?”

On essaie, même si c’est compliqué, de garder cette réflexivité du design, de prendre du recul et de la hauteur sur certains choix et de les réajuster au fur et à mesure. C’est une gymnastique intellectuelle que l’on doit s’imposer. On doit se questionner constamment sur les réflexes que l’on a toujours eus, soit de conception, soit professionnels, afin de les modifier si nécessaire.

D'où l’exemple de la création de machines à partir de matériaux préexistants

Oui, j'aime le fait que la personne qui a créé ce concept n’impose rien. Elle laisse la place au jeu, au sens mécanique du terme, mais aussi au sens du jouet, afin de laisser les gens jouer. C’est en open source, donc ça peut être détourné.

Puisque l’effondrement va aller vite, il va falloir adapter nos pratiques de design, de citoyen, de consommation…

On parle également souvent de design durable, de choses qui durent dans le temps. Seulement, dans le domaine du design, je ne suis pas sûr qu’il faille s’appuyer uniquement sur des conceptions durables puisque tout bouge extrêmement vite. Si tu commences à designer un mobilier urbain durable mais que tu réalises que ce choix-là est impossible, car dans dix ans nous n’aurons pas du tout les mêmes usages, cela n’a pas de sens.

Tout ceci soulève des questions sur le design durable : est-ce qu’il ne faudrait pas justement un design éphémère, pas dans le sens d’objets éphémères, mais plutôt conçu avec un design qui puisse être changé rapidement et pas imposé ?

Précisément, le design de cette imprimante 3D n'est pas durable.

Aurais-tu un message à faire passer à de futurs designers ou à des entrepreneurs du numérique ?

J'enfonce des portes ouvertes mais je pense qu'il est important d'être conscient de cette réflexivité. C'est notamment à cause de son absence à certains endroits qu'il y a de gros problèmes, dans les choix de design, dans les pratiques professionnelles...

Une deuxième chose qu'on essaie de faire au quotidien, c'est de mettre en valeur, dès le début du projet, sa vision globale. Personne ne se lève un matin en se disant : “Tiens, je vais détruire le monde et créer des choses super polluantes". En réalité, je pense que l'humain n’est pas quelqu'un de mauvais. Il faut simplement essayer de prendre en compte les valeurs et la vision d’un projet dès le début et ne pas être un simple exécutant. Le risque, sinon, est de rentrer dans un rouage où tu finis par ne même plus te questionner car tu estimes que ce n’est plus ton rôle à tel ou tel moment du projet.

Par exemple, tu peux estimer que ton rôle n'est pas de questionner le projet si tu designes seulement le logo. Et bien au contraire, c’est à toi d’organiser une réunion en début de projet pour expliquer quel est ton rôle et quel est l’impact souhaité. Dans ce contexte, les personnes disent souvent clairement ce qu'elles souhaitent. À la suite de ce point, tu peux décider si tu veux suivre ou pas les valeurs mises en avant. En tout cas, c’est un excellent moyen pour écrire sa vision d’un projet . Cela permet aussi d’installer une meilleure communication : Si l’on te demande "pourquoi tu choisis un matériau de telle forme ou de telle couleur ?", tu pourras t’appuyer sur ta vision définie en amont.

Comment lies-tu ta démarche avec les réflexions sur le business model ?

L’un des problèmes qui se pose est que les designers n’ont pas d’imaginaire économique car cela ne fait pas partie de leur formation.

On a énormément de technologies qui proviennent de la science-fiction, par exemple Star Trek nous a projeté la visioconférence, et les ingénieurs ont eu envie de développer ce procédé.

Cependant, c’est beaucoup plus rare lorsqu’il s’agit de modèles économiques et on a tendance à se diriger vers ce que l'on connaît. Le design n'est uniquement là pour faire des formes, il contribue à créer de la cohérence dans un projet.

C'est pour cela que l'on a lancé le VRAP, un schéma de cohérence qui place les valeurs du projet au centre.

Prenons l’exemple de cette chaise devant nous. Si l'une des valeurs mobilisée pour sa mise sur le marche est la réduction de l'impact carbone, il faut que tous les acteurs de la chaîne de production soient dans cette démarche.

La chaise doit donc être fabriquée selon des procédés émettant peu de Co2 et elle doit être facilement réparable.

Si tout cela est cohérent, on peut alors mettre en place une stratégie de communication et de marketing ainsi qu'un business model.

Dans ce cas, il ne faut pas accepter d'être un simple exécutant ?

J’admets que ma position est compliquée sur ce sujet car j'ai été salarié seulement 6 mois (et encore c'était en stage) avant de créer mon entreprise.

Lorsque nous sommes sollicités sur un projet, on nous demande souvent d’être exécutants.

Prenons l’exemple d’un client qui fait appel à un designer pour réaliser un logo et une interface.

Nous allons alors expliquer au client en quoi il est nécessaire de revenir à la base du projet, et la plupart du temps il le comprend tout à fait.

On reprend souvent le sempiternel exemple de la rivière à traverser : “Tu as besoin de traverser la rivière, mais d'où viens ce besoin ?"

Pour ma part, j’essaye de ne pas trop dire que je fais du design d’application ou d’objet car cela donne une solution avant de comprendre le problème. Or, la solution n’est pas toujours quelque chose de matériel, cela peut être un business model, un système de gouvernance…

Par exemple, au FabLab de l'école Boulle, en termes de design dit “classique”, je n'ai pas fait grand chose, j’ai simplement créé un logo (qui n’est pas incroyable). Tout le reste de la démarche a consisté à mettre en place des protocoles tels que des outils et des règles permettant à chacun de créer de la connaissance partageable. En d’autres termes, j’ai essayé de concevoir un système de valorisation pour que les gens s'impliquent davantage au sein de la communauté.

Comment gérez-vous les demandes de projet avec un modèle économique incompatible avec vos valeurs ?

Nous nous sommes questionnés de nouveau sur notre propre modèle économique, notamment sur le fait que nous avions à la fois une association et une société, l'association nous permettant de financer les projets non lucratifs.

Finalement, nous passions énormément de temps à essayer de trouver des fonds pour financer des projets de l’association. Il fallait également prendre en compte le fait que le design est un métier de prestation.

Avec le temps, nous avons réalisé que l’énergie et le temps que nous dépensions pour chercher du financement, nous aurions pu l’investir dans la création de projet, que nous pouvions financer par la société.

Après cette prise de conscience, nous nous sommes efforcés de consacrer du temps pour les projets au sein de la société, qu’ils soient non lucratifs ou lucratifs, peu importe.

Dans notre communication, nous avons aussi tenu à préciser que le montant d’une prestation était réinvesti dans d’autres projets à but non lucratif.

D’ailleurs, on n’hésite pas à l’afficher. C’est devenu un argument commercial : “En finançant ce projet, vous contribuez à d’autres projets de bien commun”.

Il y a toujours 20% des bénéfices qui vont à des projets de biens communs, que ce soit de la documentation, le financement d’autres associations, de projets que nous menons...

Parvenez-vous à vivre avec votre pratique du design que vous considérez comme éthique ? Ou devez-vous investir dans des projets (pour Gazprom par exemple) à côté ?

Depuis le début, nous n'avons fait aucune concession. Les projets sont généralement conformes à nos valeurs et permettent une marge de manœuvre et d’action.

Personnellement, je fais des “radar-charts” pour choisir entre plusieurs projets : ce sont des "toiles d’araignées", où chaque branche est un critère défini à l'avance. En reliant les points, j'obtiens des aires colorisées que je peux comparer entre elles.

J’avais commencé à utiliser cette méthode pour décider de travailler ou pas sur un projet. Sans me donner une réponse définitive, ces radar-charts me permettent notamment de prendre conscience des critères sur lesquels je fais mon choix : le projet est-il enrichissant intellectuellement ? Est-ce que j’y trouve du plaisir ? A-t-il un impact sur le monde ? Est-ce qu'il va me nourrir ? Vais-je devoir dépenser beaucoup d'énergie pour travailler avec des personnes qui sont loin du domaine du design ?

D'ailleurs, on essaie d'avoir la même démarche à propos de nos clients. Typiquement, travailler avec l’ADEME sur la transition écologique, c’est super. Mais si c’est pour simplement refaire leur déco, c’est moins intéressant.

Pour en revenir aux critères de choix ; si l'aire du radar-chart est trop réduite, on peut sérieusement envisager de refuser la proposition.

Mais ce n’est pas lié à des questions d’éthique : si un projet ne correspond pas du tout à nos valeurs (ou aux valeurs universelles comme les droits humains par exemple), toutes ces discussions n’ont pas lieu d’être.

Plus tôt, tu parlais de design perceptif, puis de design libre. Peux-tu nous présenter des projets en rapport avec ces deux types de design ?

Sur le design libre, je n'ai pas réellement de définition, si ce n'est prendre celle du logiciel libre et de la remplacer par design. C'est-à-dire permettre que l'utilisation, la modification, la distribution par autrui soient permises, techniquement et légalement. Si je fais une chaise en injection plastique qui plus est brevetée, d’une part elle n'est pas libre car je n'ai pas l'autorisation de la reproduire ou de la modifier. D'autre part, elle est fabriquée avec une machine à laquelle je n'ai pas accès. Tout cela est lié à nos notions de design perceptible et praticable : comment le design permet-il de pratiquer quelque chose ? Comment utiliser le design pour créer un objet qui transforme les choses autour de moi mais qui a également le pouvoir de se tranformer soi-même ?

Prenons l’exemple du Fairphone. Il a un design praticable ; on peut modifier le capteur de 10 mégapixels en 12 mégapixels. En revanche, il ne permet pas forcément de transformer le monde autour de nous.

La logique est la même pour le design perceptible. Par exemple, nous avons créé avec d’autres designers un robot mécanique à force musculaire avec une roue d'inertie ; en pédalant deux ou trois coups, la roue d'inertie permet d'entraîner le robot et évite de continuer à pédaler. Cette roue, c'est une haltère de chez Decathlon. On aurait très bien pu choisir un matériau en béton, lourd et beau. Mais nous avons préféré l'haltère car dans l'inconscient collectif, c'est un objet lourd. Ici, la démarche de design perceptible permet, en regardant le résultat, de comprendre sa fonction.

Or, dans le numérique, difficile de se rendre compte comment fonctionnent les choses et c'est un vrai problème. Si vous demandez à Alexa : “Donne-moi un bar sympa à côté de chez moi", difficile de connaître les raisons de la réponse. Numérique et technologie, miniaturisation, algorithmes, tout est de plus en plus caché. Il faut alors essayer de montrer par divers moyens - ce qui représente un vrai challenge de design - comment Alexa en est arrivé là…

…En prenant toutefois en compte la contre-partie suivante : les gens n’ont pas envie de passer du temps à essayer de comprendre, de paramétrer. Ils n'ont pas le temps. Et en plus de ça, on se dirige vers des objets et des interfaces simples, fluides, user-friendly, avec un seul bouton. Alors, comment apporter de l’information aux gens dans un monde où personne n’a le temps ?

Cela me fait penser à un article sur les dangereuses métaphores de l'Internet : le choix de mots comme “cloud” ou “smart” empêche de vraiment comprendre la réalité. Le cloud, c'est simplement l'ordinateur de quelqu'un d'autre. Mais le mot "cloud" évoque une réalité magique, ce que je trouve dangereux. Le design consiste aussi à bien choisir la dénomination de ce qu'on utilise.

Considères-tu qu'il y a un discours et une démarche politique sous-jacente à ton design ?

Tout choix de design est politique, donc oui. C'est dire et faire de manière à ce que mon discours soit entendu et fasse partie d'un mouvement en cours. Ce discours s'est construit au fur et à mesure et évolue en permanence. Il est politique parce qu'il existe d’abord par une envie de retranscrire nos valeurs, mais aussi des écrits qu'on a lus.

Ce sont des philosophes, des essayistes, de la science-fiction, qui portent un discours politique. De fait, on utilise très peu la notion d'éthique qui est trop vague et qu'on préfère travailler pour un "monde souhaitable". Alors, tout le monde veut ça à priori. La question est donc : comment crée-t-on les capacités de ce monde souhaité ?

Si tu devais lire un livre sur le sujet, qu'aimerais-tu y trouver ?

Être cohérent avec ses valeurs n’est évidemment pas simple. C’est un travail attentif quotidien, qui nécessite absolument des choix (parfois durs).

Il ne suffit pas simplement de volonté, il faut créer les moyens pour le faire et se questionner. Quels outils j’utilise ? Quelle relation je veux avoir avec mes clients ? Quelles méthodes ai-je envie d'appliquer ? Du coup, dans ce livre, j'aimerais des expériences un peu moins théoriques mais plutôt pratiques.

Si j'étais un étudiant ou un freelance qui souhaite se lancer et qui ouvre un livre sur le design éthique, j’aimerais savoir par quoi commencer. J’ai mon loyer à payer à la fin du mois, alors comment y arriver ? Se lancer dans tes projets qui ne plaisent pas (mais qui rémunèrent bien) est une fausse bonne idée, car à terme on devient bon -et connu- justement sur ce type de projets. Alors évidemment, ça nécessite de travailler sur des projets parfois moins bien payés, mais tout dépend du niveau de vie souhaité.

Geoffrey Dorne a depuis toujours adopté une posture où il essaie de réduire ses besoins pour s’investir dans d’autres choses, financer des formations personnelles pour accompagner au changement, prendre conscience de l’effondrement…

J’aurais aimé avoir un livre comme ça à l’école. On a tous fait des erreurs et il y a sûrement des choix que l’on aurait pu faire autrement. Beaucoup de personnes sorties d’études ont tendance à dire : “Je vais travailler pour cette boîte pendant un an, ça ne me plaît pas mais au moins ça me permettra de mettre des sous de côté pour pouvoir faire les choses que j’aime plus tard.”

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Coordinateur du projet : Jérémie Poiroux.