Pourrais-tu te présenter ?
Après une formation en design de mode, j’ai mené de 2008 à 2014 une thèse de doctorat en esthétique sous la direction du philosophe Pierre-Damien Huyghe, à l’origine du premier laboratoire de recherche en design en France. De 2016 à 2019, j’étais maître de conférences en design à l’université Toulouse – Jean Jaurès. Depuis septembre 2019 [ce qui n’était pas le cas à la date de cet entretien], je suis professeur associé et responsable de la recherche à la HEAD – Genève (Haute École d’Art et Design).
Dans mes propres recherches, je travaille surtout autour des rapports entre le design et les enjeux socio-politiques des technologies numériques. J’ai écrit un livre à propos des relations entre design et humanités numériques (éd. B42, 2017) et j’ai cofondé la revue Back Office, à l’intersection du design graphique et des pratiques numériques.
Je suis très sensible à ce qui concerne la connaissance ouverte, les communs, l’open access, etc : c’est très important pour moi. Je ne peux pas envisager de produire des ouvrages de recherche que personne ne peut acheter, qui sont chers, ou sous copyrights.
Quelle est ta définition du design ?
Historiquement, le design apparaît avec l’avènement de la production en série. Mais je ne dirais pas que le design épouse parfaitement la production en série, au contraire : il est plutôt une réaction à la dévalorisation ou à la perte de qualité d’objets qui étaient auparavant faits à la main. Le design naît en tant que contre-pouvoir au développement de la production en série et donc, indirectement, du capitalisme. Donc je dirais que le design, tel que le je le soutiens, peut être compris comme une mise en tension du capitalisme.
Évidemment, il y a une grande partie du design qui cherche à faire vendre, je ne conteste pas cela, mais ce n’est pas la partie qui m’intéresse mais cette dimension politique et critique présente dès ses origines. Je pense que l’on peut toujours retrouver ce type de design dans certaines pratiques certes minoritaires, mais tout de même intéressantes.
As-tu des points d’orgue dans l’histoire du design ?
Si l’on prend une des origines communément admises du design en termes historiques, il y a notamment John Ruskin et William Morris qui défendent un « art socialiste », avec une attention soutenue par rapport aux conditions de travail des ouvriers. Le design ne s’arrête pas à l’objet tangible, mais doit prendre en compte le milieu et l’écosystème dans lequel il est produit. On pourrait rapprocher des questions éthiques ou morales de leur réflexion. Il y a une dimension politique très forte.
Ensuite, il y a tout le mouvement moderne des années 1920. Le Bauhaus notamment mais pas seulement. Celui-ci va chercher dans l’art une façon d’échapper à la pauvreté esthétique, au formatage d’une certaine production en série. Comme le montre le philosophe Jacques Rancière, toute esthétique est nécessairement politique.
Une autre date importante dans le champ du design, plus proche de nous, implique le design italien et le mouvement radical des années 1960, très politisé, qui s’en prend au formatage des modes de vie, de la pensée, de l’intellect en mélangeant des imaginaires et des cultures héréroclites. C’est un design très engagé qui donne lieu à beaucoup de manifestes, de performances, d’événements, et qui n’est clairement pas tourné vers le commerce et la vente. Des designers comme Alessandro Mendini, Enzo Mari, Ettore Sottsass ou Andrea Branzi comptent beaucoup pour moi.
Dans le champ contemporain, je retiens des personnes comme James Auger ou Thomas Thwaites. Ce dernier, un designer anglais, a fait deux projets qui m’intéressent. Le premier est celui où il s’est mis dans la peau d’un mouton (GoatMan, 2016) et pour lequel il avait créé des sortes de prothèses. Ce sont des réflexions sur l’anthropocène et l’écologie visant à mettre en danger sa condition d’être humain, ou en tout cas d’essayer de minorer la place centrale de l’être humain dans l’écosystème global. Un autre projet que j’apprécie est The Toaster Project (2011), où Thwaites a essayé de construire un grille-pain de zéro. Il a eu plein d’échecs, il a failli mettre le feu à son appartement plusieurs fois... Il en a fait un livre, qui documente la possibilité de créer aujourd’hui un objet soi-même comme un grille-pain – qui n’est pourtant pas l’objet le plus compliqué techniquement – et met en évidence que, malgré tout, cet objet-là est déjà complexe.
Dans toutes les mentions que tu fais et dans ta définition, tu ne parles pas d’utilisateur, d’utilisation, d’empathie, qui sont trois mots qui reviennent très souvent quand on parle de design.
C’est vrai, et c’est volontaire. Je ne pense pas que le design crée des objets inutiles. En tout cas, des objets qui n’ont pas d’usage. Mais malgré tout, à l’inverse, je ne pense pas qu’on puisse réduire le design à des usages. Au sens où l’on peut tout à fait créer des objets qui ont une utilité ou un usage – comme une assise ou autre – et ne pas être designer. Je pense qu’il faut qu’il y ait au moins une réflexion sur l’usage pour qu’on puisse parler de design, mais je ne pense pas que ça suffise pour qu’on puisse qualifier cela de design. En tout cas dans la définition limitée ou resserrée que je donne.
Qu’est-ce qu’il faudrait d’autre ? A minima, sans que cela ne suffise, une dimension esthétique. Je ne réduis pas l’esthétique à la décoration, sinon ce serait un désastre. En tout cas, des qualités tactiles, sonores, visuelles, olfactives ou autres. Et puis sans doute aussi, une réflexion sur l’économie, le système, les objets, voire les relations humaines. C’est quelque chose qui est important dans le design. Par exemple, est-ce qu’aujourd’hui cela a du sens de dessiner une voiture sans repenser l’écosystème des transports ? Donc est-ce qu’il faut penser encore par typologie d’objets ? De dire OK, je vais dessiner une voiture ou tel type d’objet ? Ou au contraire se dire : telle fonction ou tel usage peut être rempli par une autre typologie qui, peut-être, n’existe pas encore. De penser plus en termes de milieu et d’écosystèmes que de typologies et d’usages.
Comment arrives-tu à relier l’esthétique avec de nouvelles formes de design comme le design de politiques publiques ou le design de service ?
Effectivement, dans ces choix-là, c’est un problème. Je ne pense pas que l’on puisse échapper à l’esthétique, car même lorsque l’on n’en fait pas il y en a toujours. On peut définir l’esthétique comme l’étude des qualités sensibles. Et il y a toujours des choses visibles, sonores, voire interactives. Sur un site Web, si on ne pense pas à la police, ça s’affiche en Times New Roman, donc il y a toujours une esthétique, même si elle est « par défaut », non choisie.
Dans le cadre des politiques publiques ou du design de service, on va souvent tomber sur une esthétique assez formatée et souvent dénoncée : celle du post-it et du design thinking. On va projeter une sorte d’imaginaire du design, mais passé au filtre des pratiques marketing, commerciales ou managériales. Formellement, ces projets vont évidemment se ressembler, et en termes de réflexion d’usage, de situation, on va un peu retomber sur les mêmes types de propositions. On va chercher une sorte de recette qu’on va appliquer à des cas différents sans peut-être prendre le temps de s’immerger dans les terrains et surtout de développer une culture visuelle et une culture sensible, ce qui me semble indispensable à la pratique du design.
Selon toi, quelle est la responsabilité du design aujourd’hui dans les modèles économiques, dans les modèles politiques ? Est-ce que tu penses que les designers ont du pouvoir, de la responsabilité par rapport au business ou au marketing ?
Je ne suis pas quelqu’un de pessimiste mais je pense que les designers ont assez peu de pouvoirs. Je pense qu’un décideur politique, par exemple, a beaucoup plus d’impact sur la société. La question est de savoir pourquoi on en est arrivé là. Je pense que c’est un problème, c’est aussi la faute des designers. La plupart a abandonné le pouvoir à des décideurs. Les designers se placent rarement à ces positions de décision… En France, par exemple, on va trouver assez peu de designers qui créent des entreprises. On va évidemment trouver des designers en entreprises, mais peu qui portent des projets depuis zéro, qui initient ou qui rejoignent en tant qu’associés et pas en tant qu’exécutants.
Du coup, le designer est mis dans des cases, mais se met aussi lui-même dans une case d’exécution. Et dès lors qu’il est dans cette case, on va lui demander de concevoir une typologie d’objets ou de redessiner une typologie d’objets. Sa marge de manœuvre va être limitée...
C’est aussi la faute des formations au design, qui vont plutôt valoriser des situations d’emploi (du type « trouver un job dans telle ou telle boite »), et beaucoup moins la dimension entrepreneuriale, qui au contraire est sur-valorisée en école de commerce ou en école d’ingénieur. Ce qui est dommage car les rares exemples de designers qui créent leur boîte sont plutôt positifs, parce qu’effectivement ils ont une vision très vite centrée sur les usages, ce qui donne des produits qui sont globalement bien pensés.
Maintenant, sur le champ politique, on pourrait aussi se poser la question de savoir s’il ne faut mieux pas arrêter de faire du design et s’inscrire en politique. Est-ce qu’on n’a pas tendance à sur-valoriser l’impact du designer ? Est-ce que parfois faire moins de design voire ne plus faire de design n’aurait pas un impact plus fort ? Ce qui serait un constat d’échec... Comment sortir de cette impasse ? En France, la dimension politique du design est souvent passée à la trappe. Il y a peut-être d’autres pays, Pays-Bas, Allemagne, Suisse, où c’est davantage pris en compte.
Pour sortir de cette impasse, il faudrait qu’il y ait une culture économique et une culture politique chez les designers. Que ce soit davantage enseigné me paraît essentiel, c’est-à-dire que l’on parle davantage de modèles économiques, d’impacts sociaux, d’impact écologique... Qu’on enseigne différentes structures relationnelles de circulation de pouvoir, de circulation et d’économie. C’est quelque chose qui commence à venir en école de design, mais qui est encore trop peu développé au profit d’une vision exécutive voire d’exécution formelle. Une exécution formelle qui pour moi est presque déjà obsolète, étant donné les apports potentiels des technologies d’intelligence artificielle qui pourront automatiser un certain nombre de choix formels. Je ne sais pas si on y arrivera, mais il y a quand même des chances que cela soit le cas. Cela ne voudra pas dire que ce sera intéressant visuellement, mais on pourra assez vite créer des objets qui ont des usages corrects. Quel sera le rôle des designers dans ce monde s’ils sont remplaçables, comme d’autres professions, par des machines ? Si les designers vont sur des compétences intellectuelles d’économie sociale ou politique, ce sera beaucoup plus dur à automatiser et à remplacer, et surtout cela aura des impacts beaucoup plus positifs.
Parmi les différentes personnes que nous avons interviewées, nous constatons que ceux qui nous parlent de pédagogie sont des designers. On a le sentiment que l’école de design est très pragmatique et beaucoup plus orientée sur l’approche professionnelle que la formation académique. Est-ce que tu partages cette vision entre les écoles et les universités ? En tant que professeur de design, penses-tu qu’il faille faire évoluer les formations en design ?
J’ai enseigné à la fois dans l’éducation nationale (DN MADE), à l’université, dans le privé et j’ai été plusieurs fois jury en écoles d’art. De ce fait, je couvre les quatre grands acteurs de la pédagogie du design en France, qui ont chacun leurs points forts et leurs points faibles.
Je partage – pour simplifier – le fait que formations privées et de l’éducation nationale sont davantage tournées vers la professionnalisation. Les écoles d’art le sont moins. Elles sont plus tournées vers une exploration esthétique et sensible. Pour être plus précis, il peut y avoir une dimension de recherche en école d’art à travers des mémoires qui ont tendance à être davantage travaillées que dans le secondaire. Mais cette réflexion, qui peut être très puissante, ne se retrouve malheureusement pas forcément dans les diplômes. En effet, la plupart du temps, il n’y a pas d’obligation à rédiger le mémoire sur le même thème que le projet dit pratique. On reste dans une opposition entre théorie et pratique… alors que le design c’est de la critique mise en objets.
L’université, majoritairement, se situe à l’inverse des écoles de design, au sens où il y aura une réflexion qui est importante, mais pas ou peu de projets. À l’université, dans certaines formations de design, il y a malheureusement trop peu de productions. Heureusement, il y a quelques exceptions. Dans l’équipe dans laquelle j’enseignais à l’université Toulouse – Jean Jaurès, nous avions essayé de mettre en place un autre type de pédagogie, qu’on appelait « mémoire / projet », où l’on travaillait en même temps le mémoire et le projet. Il n’y avait pas de séparation entre les deux. Les étudiant·e·s avaient l’obligation de faire des enquêtes de terrain dès le début du master.
Il me semble qu’un autre problème de la majorité des formations en design en France est celui de leur segmentation par typologie de design : graphique, objets, mode, etc. Logiquement, les étudiant·e·s vont forcément faire des propositions qui entrent dans le champ dans lequel ils·elles sont inscrit·e·s. Mais compte-tenu de la complexité contemporaine, il faut souvent mélanger plusieurs typologies de design. Faire des choses à l’intersection du graphisme et de l’objet ou du service, ou alors de l’interface avec du son. Il y a peu de réponses pouvant être préconçues en amont.
Dans la formation en design, il est important de pointer l’ancrage des sciences humaines. Avoir des cours de sociologie et d’anthropologie est essentiel pour renforcer l’aspect critique et politique. Il est également important d’apporter des connaissances économiques avec des cours de gestion de projet mais aussi de budget ou d’entrepreneuriat. La réflexion critique sur le numérique importe aussi : [Nous faisons référence ici à l’entretien de Thomas Thibault] tout ce qu’il y a autour des licences libres, creative commons, est trop peu enseigné.
À Toulouse, avec mes collègues, nous avions mis en place un format intéressant nommé « Thema », un mélange entre une journée d’étude et un workshop. Par exemple, j’ai un collègue (Brice Genre) qui a organisé en 2018 une session sur le thème « design et monnaie ». Pendant cette journée d’études, nous avons invité des designers, des économistes, ou d’autres acteurs de la société civile. Les étudiant·e·s assistent et participent puis, imprégné·e·s de cette journée, produisent durant quatre jours de production, avec un rendu en fin de semaine. C’est un exemple de volonté d’articulation entre théorie et pratique. Nous en avons réalisé sur les assistants vocaux, sur l’effondrement, sur les sextoys...
Beaucoup de retard a été pris dans la pédagogie en design. Nous sommes encore dans un modèle un peu fantasmé du Bauhaus, qui était très bien à l’époque mais qu’il faut réinventer. Pour une profession qui se dit créative, je trouve qu’il y a assez peu de prise de risque et d’initiative dans les pratiques pédagogiques. Prenons par exemple, la question de l’intelligence artificielle. Un rapide état de l’art du sujet en France, en école d’art ou à l’université, montre que très peu de personnes dans le champ du design en ont parlé ou ont réalisé des travaux là-dessus, alors même que beaucoup de personnes disent que c’est une révolution potentiellement comparable voire supérieure à la PAO ou à la CAO. Le risque est que les designers subissent ces changements au lieu d’en être les acteurs.
Est-ce que le design correspond à une conception déjà responsable ? Et les pratiques, les chartes déontologiques qui existent déjà dans les associations de design, suffisent-elles aujourd’hui à la pratique telle qu’elle existe en France ?
J’avoue ne pas apprécier l’expression « conception responsable ». Le design n’est pas que de la conception. Évidemment il en est, mais au sens où la conception sépare nécessairement l’idée de la fabrication. Oui, le designer va avoir l’idée et quelqu’un d’autre va la fabriquer. Mais cette division me dérange car il y a des idées qui naissent du contact avec des matériaux, du dessin ou du prototypage. Le design ne se fait pas de façon désincarnée !
Quant au mot « responsable », ce qui me gêne est le fait de parler de « designer responsable ». Pierre-Damien Huyghe, dans son article « Design, mœurs et morale », explique que le designer a certes une responsabilité, mais en tant qu’être humain et pas spécialement en tant que designer. N’importe qui doit se sentir responsable d’autrui et de l’environnement, qu’il soit ouvrier, décideur politique, professeur ou designer. De ce point de vue, il n’y a pas de responsabilité propre aux designers car si c’était le cas, si la responsabilité devait être intrinsèque au design plus qu’à d’autres domaines, et il y aurait alors un risque de bascule vers une société apolitique. Cela signifierait que des personnes dédiées prendraient en charge cette partie politique, quand d’autres seraient dépolitisées.
On peut cependant s’interroger sur le rôle particulier ou la tâche particulière que les designers pourraient jouer, car ces derniers sont plus proches que d’autres de la production industrielle et des systèmes de conception. Logiquement, il peuvent proposer des hypothèses pour – au-delà de l’objet – (re)penser des conditions de travail, la durée de vie des objets, leur recyclage, etc. Gauthier Roussilhe travaille beaucoup sur ces questions.
La question est donc « quelle est l’expertise du designer ? » plus que « quelle est sa responsabilité ? ».
Les designers peuvent ainsi travailler à faire en sorte que les personnes qui interagissent avec des objets – au sens large – ne se sentent pas uniquement considérées comme des consommateurs·rices ou des usagers·ères mais qu’ils·elles ressentent le fait de pouvoir jouer un rôle. Il s’agit de ne pas enfermer les personnes dans les usages : il s’agit de créer des situations qui soient ouvertes à l’interprétation et à l’imagination. En ce sens, c’est l’inverse des dark patterns, c’est-à-dire qu’il s’agit de concevoir des interfaces ouvertes à l’exploration, où les personnes pourraient avoir une conscience de ce qu’elles font, voire même rajouter elles-mêmes des scénarios ou des embranchements.
Et concernant les notions de déontologie ?
Je pense que les chartes qui existent n’ont à peu près aucun impact. C’est dommage et je le regrette, mais je n’ai jamais croisé quelqu’un qui m’ait dit « j’ai repensé les pratiques par rapport à telle charte » ou « je pensais faire un tel projet mais vis-à-vis de tels arguments, j’ai modifié ma façon de faire ».
Faut-il passer par un volet législatif et pas uniquement incitatif ? Est-ce qu’il faut davantage travailler les chartes ? Est-ce qu’elles sont mal rédigées ? Est-ce qu’il ne faudrait plus faire de chartes du tout ? Est-ce qu’il faut davantage valoriser des exemples ? Je plaiderais pour cette dernière proposition, à savoir davantage valoriser des projets plutôt que des arguments abstraits.
« Faut-il faire du design une profession réglementée ? » est un débat qui est revenu dans l’actualité avec Mike Monteiro, qui a rédigé sur Medium un équivalent pour le design du serment d’Hippocrate (2017). La réflexion est intéressante, mais je ne sais pas si cela n’aurait pas d’autres effets pervers. Les parcours atypiques font aussi la richesse du design...
Finalement, les designers qui suscitent les débats pour davantage de régulation sont ceux qui ont un impact sur des millions ou des dizaines de millions d’individus. Est-ce une bonne chose que l’on puisse tout à fait se passer de champs contraignants dans ce contexte ? Faudrait-il encadrer à partir d’un certain seuil ? Mais comment le mesurer ? Et comment l’établir ? Faudrait-il mettre en place quelque chose de gradué plutôt que d’imposer de façon unilatérale ?
C’est quelque chose sur laquelle nous avons buté avec Hubert Guillaud dans le cycle avec la FING sur le design de l’attention (2018-2019). Nous sommes un peu tombés dans une impasse, à savoir : comment mesurer, comment établir quelque chose qui serait respectueux ou mauvais pour l’attention ? Sur quels critères ? Finalement, nous n’avons pas réussi à établir des critères stabilisés qui pourraient être appliqués à des interfaces. En tout cas, nous pourrions tomber d’accord sur l’idée qu’il faut repenser ou désigner des métriques. C’est une conclusion qu’on avait faite avec Hubert Guillaud : dire que si on mesure toujours la rentabilité, les interfaces seront nécessairement orientées là-dessus. Si l’on essaie de mesurer autre chose (de la satisfaction, du bien-être, de la liberté), cela va nécessairement forcer les designers à repenser les interfaces de façon très profonde. In fine, il faut davantage de sociologie, de sciences humaines, d’anthropologie, et surtout des exemples de projets qui fonctionnent.
Ce qui nous ramène à cette question de la politique. Qui dit bons exemples dit nécessairement une vue sur la morale que l’on essaye de faire passer dans les projets qui sont valorisés ?
« Morale » est un terme que j’aimerais défendre par rapport au terme « éthique ». Evidemment, il a pris un sens négatif dans le langage courant, mais à mon sens l’éthique renverrait plus à quelque chose centré sur l’individu, de très personnel et d’enfoui, alors que la morale est quelque chose dont on peut discuter, que l’on peut se partager et qui fait société.
Si on juge des projets positifs, c’est parce que, a priori, on partage soit leur vision politique soit leur morale ?
L’objectif est de se demander ce que l’on trouve de positif dans les projets, et de faire ressortir les règles, les enjeux ou les valeurs morales et politiques qu’il y a derrière. Peut-être pourrions-nous aboutir à une démarche plus constructive que celle des chartes abstraites qui n’ont guère d’impact. Est-ce que l’on pourrait mettre en place une curation de projets remarquables interprétés suivant plusieurs points de vue ? Il faut aussi garder en tête que chaque projet a des ambiguïtés et renoncer à chercher les productions parfaites – accepter que l’on vit dans un monde complexe où ce n’est pas noir ou blanc. C’est un point important : on parle de projets qui sont géniaux sur certains aspects et désastreux sur d’autres. Cela nous ramène à la question des démarches de métriques ou de classification. Il est nécessaire de placer les projets sur des matrices avec des angles ou des critères que l’on va définir. Une démarche que je trouve intéressante, en termes pédagogiques, est de faire réfléchir les étudiant·e·s autour d’un panel d’objets ou de projets puis de leur demander de trouver des critères d’évaluation communs.
Est-ce que la question de l’anticipation des conséquences, d’un projet, d’un objet designé, de l’acte de design, est quelque chose qui est ressorti de tes travaux ?
Anticiper les conséquences espérées ou inattendues de productions quelconque est quelque chose qui revient souvent. C’est inhérent à l’activité du designer. Si des personnes ne le font pas ou ne le font plus, peut-on encore les qualifier de designers ?
Mais comment faire concrètement ? Par des phases de prototypage, de tests, d’observations, de terrain. Également par de la rétro-conception, en essayant d’observer comment les gens vivent. En effet, dès qu’un objet est mis au monde, les gens vont en faire autre chose que ce qui était prévu. C’est à la fois effrayant pour les concepteurs·trices parce qu’ils·elles sont désespéré·e·s de voir que les gens font tout à fait autre chose des objets que ce qu’ils·elles voulaient qu’ils·elles en fassent. Mais pour moi c’est aussi ce qui fait la beauté du design, d’avoir des choses où – même dans des cas de dark patterns où l’on veut absolument diriger les gens – finalement l’être humain est toujours retors et va faire autre chose en bidouillant, hackant ou détournant. C’est un plaisir d’observer cela. On se rapproche ici de l’anthropologie.
De quel design ou de quels designers avons-nous besoin pour le monde de demain ?
J’aimerais – c’est concret – voir davantage de designers entrepreneurs. Pour diverses raisons. Notamment parce que je suis lassé de voir des personnes gens en école de commerce ou d’ingénieurs qui voient les designers seulement comme des sous-traitants sur des projets qui sont mal ficelés au départ. Je pense que ça pourrait renouveler la façon de concevoir l’entrepreneuriat, au-delà du clivage politique droite / gauche. Ces designers doivent également repenser la forme des entreprises, partager la responsabilité, repenser les modèles économiques. Il est nécessaire d’accélérer ce mouvement-là que je trouve assez positif mais qui est encore, malgré tout, trop embryonnaire.
Le fait de plaider pour davantage de designers-entrepreneurs, c’est aussi une façon de plaider pour davantage de pensée économique et de responsabilité dans le design. Quand on doit maîtriser un projet entrepreneurial, on est forcément en position de responsabilité. On peut difficilement exclure les conséquences économiques et sociales. En tant que designer salarié, si on se dit que l’on se fiche des conséquences des actes car on nous a demandé de faire ci ou ça, la question morale est pour ainsi dire réglée. Si je suis embauché par Areva, je ne suis pas le PDG d’Areva, je peux donc me désintéresser des conséquences des centrales et de leurs déchets. Si je dirige une entreprise, je peux au contraire davantage me soucier du projet en général et de toutes les conséquences qu’il peut avoir. Mais la régulation publique est également nécessaire : on ne peut pas tout faire reposer sur les individus.
Quel message aurais-tu pour les designers ?
Je propose de s’intéresser davantage aux sciences humaines en général, et de ne pas abandonner les technologies émergentes aux ingénieurs (que ce soit l’intelligence artificielle, les biotechnologies, les interfaces vocales ou autres). Il faut faire une veille précise pour ne pas subir les changements technologiques. Petit à petit, les designers se retrouvent dépossédés d’une expertise technique qui est pourtant la leur initialement. On en est encore parfois – en école d’art – à savoir si un·e designer graphique doit savoir coder quand il fait de l’interface. Pour moi, cela ne devrait même pas être une question ! Il y a tellement de biais possibles au niveau du code que si le designer ne connaît pas a minima ces mécanismes, c’est dramatique dans les propositions qu’il va faire.
Il faut donc que les designers ré-investissent la technique, et notamment les technologies numériques, pour avoir un point de vue construit, comprendre comment cela fonctionne et apporter une critique précise et fondée. Il me semble qu’il y a urgence parce que le tempo s’accélère de plus en plus.
Une dernière question ; quelle différence fais-tu entre un designer et un ingénieur ?
Je dirais que l’ingénieur peut tout à fait concevoir des objets qui vont permettre au monde de fonctionner. Mais pour créer un monde où l’on ne s’entretue pas peut-être que l’on a aussi besoin de designers. Il faut autre chose que du fonctionnement pour qu’on puisse vivre ensemble.
Le designer me semble être au-delà du fonctionnement et de la résolution de problèmes. Son rôle est d’aider à faire société. Un exemple pour illustrer mon propos : on parle souvent des vols habités pour aller sur Mars. Il faut à peu près 9 mois aller, 9 mois retour. On pourrait théoriquement produire un vaisseau pouvant transporter assez de carburant pour y aller et pour revenir, moyennant des escales. Mais l’un des problèmes que l’on a est de savoir comment faire pour que les gens qui seront enfermés 18 mois dans une capsule (loin de leur famille, de leurs amis et de leur planète) ne s’entretuent pas. Donc on a besoin de designers et de chercheurs en sciences humaines pour travailler l’éclairage, le son, l’image, les documents que l’on va emporter... C’est là que se situe la frontière entre ingénieur et designer. Même si, effectivement, dans les faits, ils sont amenés à travailler ensemble.