Pourrais-tu te présenter ? Quel est ton parcours ?
Après un Master en Direction artistique, j'ai créé une société de design avec un associé, Oscar Mantilla. Une entreprise assez classique. Nous avons commencé par la vidéo, puis le digital. D’abord de la stratégie, puis des projets plus généraux. Notre entreprise a bien fonctionné dans le secteur de l’éducation. Avec la vague des MOOCs, nous nous sommes retrouvés à produire tout un ensemble de services éducatifs avec de la vidéo. Nous avons aussi fait de la création de marque pour des gestionnaires en patrimoine. Notre particularité, c’était qu’une grande partie du bénéfice généré par la société servait à financer des projets de recherche en design, comme une arme à feu éco-responsable, qui se voulait être un contre pied éthique à la responsabilité du design. De quoi est-on responsable dans ce cas extrême ? Dans quelle mesure participe-t-on à un certain washing ? Nous avons imprimé une arme à feu en 3D, en plastique recyclé. Je l’ai utilisée comme artefact pour structurer le débat dans des unités d'enseignement en éthique pour des designers.
J’ai aussi créé une fausse startup en Angleterre, avec un faux branding, un faux site Web, une version bêta, etc. La société s’appelait Willchain. Elle proposait un service d'écriture testamentaire en ligne, sans passer par l'avocat ou le notaire. Le testament était sécurisé dans une blockchain. C’est un service qui s’active à notre mort, donc sans aucun contrôle, comme un ultime acte de confiance. J’ai conçu un prototype du service, dans une vidéo promotionnelle qui dure quelques minutes, alors que le logiciel n’existait pas. La vidéo montrait quelqu’un qui intègre ses actifs et associe ses bénéficiaires.
Cela pose de vraies questions d’éthique dans l’expérience. Jusqu’où s’étend la confiance dans une technologie ? En définitive, le transfert de sa propriété, de son foyer, de sa maison, de son lieu de vie doit-il se faire comme un mouton de Panurge, en une demi-seconde, via un service quelconque ? Je ne pense pas. Cela montre un vide théorique, du point de vue de la philosophie politique et de l’éthique.
Mon associé et moi avons ensuite pris des chemins différents, nous avons donc fermé la société. Je me suis lancé dans la réalisation du documentaire “Ethics for Design”. J’ai fait un tour d’Europe pour rencontrer des pairs. Alain Findeli à Nîmes, Sarah Gold à Londres, ou encore James Auger et Nicolas Nova m’ont permis d'améliorer ma réflexion sur le design. Je suis allé voir différents corps de métier, des politiques publiques au dessin de caractère en passant par le design d'objet.
Le documentaire de 50 minutes, interactif, gratuit et open source, est diffusé régulièrement, un peu partout dans le monde. Récemment, j’ai eu des échos en Inde, au Mexique, en Algérie. Ce sont souvent des enseignants, des étudiants ou des associations professionnelles qui me demandent une diffusion. Pour une communauté de design, c'est un bon point d'entrée pour se poser la question de l'éthique. Cela pose un paysage, à défaut de creuser directement les questions les plus difficiles. Dans certaines écoles de design, des professeurs l'utilisent comme module d’introduction à l’éthique. Le documentaire est traduit bénévolement, en suédois, en portugais, en néerlandais. Sans aucune promotion, il poursuit sa route. La version interactive est à 200 000 vues. Celle sur Vimeo comptabilise environ 100 000 vues.
Ensuite, je me suis fait la réflexion que je n’étais pas assez bien formé. Je suis parti faire un master accéléré à Goldsmith, à l’Université de Londres, en quinze mois. Ce qu’on appelle une “Expanded Practice”. J’ai étudié au sein du studio “Politique et participation publique”, avec un focus sur les politiques de l'anthropocène. Comment le changement climatique modifie-t-il les questions de négociation ? Et comment le design intervient-il ?
J'ai continué mon activité professionnelle à Londres, avec des moments forts, à l’instar de ce “dîner du mal”. J’ai été contacté par la secrétaire de la VP Design chez Facebook pour m'inviter à un dîner au sommet d'une tour à Londres avec neuf autres designers, de chez Microsoft et de studios londoniens intéressants. Facebook voulait poser la question de l’éthique. Cennydd Bowles y a d’ailleurs présenté son livre “Future Ethics”. L’un comme l’autre, on était assez mal à l’aise...
Tu te retrouves dans un dîner surréaliste, où la VP de Facebook pose des questions sur l’éthique. En substance, elle n’a rien contre, mais cette question éthique ne rentre pas vraiment en jeu dans le développement du produit. J’y ai rencontré une autre personne, tout aussi surréaliste, une Product Owner de très haut niveau, une grande star qui a le mérite de s’être fait une place comme une femme afro-américaine dans des équipes composées exclusivement d'hommes. Elle a porté la production et le développement de Kinect. Eh bien, selon elle, le futur de l’Humanité, la prochaine révolution, c’est la VR. Le débat est vite clos quand tu as des gens comme cela en face de toi.
C’est un moment bizarre. Tu es au fond d’une tour à Londres, tu domines la ville, une sorte de Gotham City. Et la VP de Facebook dit "oui, bah... on ne peut pas faire grand chose". Avant de partir, je lui ai remis un long texte de neuf pages, que j'avais écrit sur un concept que j'appelle l'animalité numérique. Une bouteille à la mer, pour donner des éléments de réponse. Je ne sais pas si elle l'a lu. Comme j’imaginais bien ne pas pouvoir dire quelque chose d’intéressant pendant le dîner, j’avais préparé un texte sur ce qui me semble être pertinent quand on a un poste à responsabilité au sein d’une plateforme sociale.
Quel a été pour toi l’impact de cette expérience ?
Tout cela m'a amené à changer complètement ma pratique. Finalement, ce qui a émergé du documentaire - après six mois à ne parler que d'éthique, à réécouter, à m’interroger intérieurement -, c'est que l'éthique en soi ne vaut rien. L'éthique doit nécessairement, conceptuellement, s'articuler dans le politique. Et l'éthique n'est qu'une partie d'un vecteur. Si je pose la question de l'éthique sans poser la question du politique, alors je ne pose aucune question. Politique au sens organisation de la vie collective, dans laquelle on essaie de tendre vers un meilleur dans l'organisation.
Je me suis alors demandé quels combats porter, lesquels sont les plus urgents, ceux dans lesquels j’ai une légitimité. À mon sens, la question de l'anthropocène est la question prépondérante. Non pas qu'il y ait une hiérarchie, mais c’est la question qui va articuler de façon structurelle les autres combats. Depuis cette mise au point intérieure, mes valeurs éthiques s'articulent en politique autour de mon combat sur les questions de l'anthropocène : le climat, l’énergie, le changement climatique, la résilience des territoires, etc. Des questions extrêmement complexes.
Depuis mon Master à Londres, ma pratique a complètement changé. J'ai parcouru le nord du pays de Galles en m'intéressant à des communautés précaires, qui sont extrêmement exposées, socialement et économiquement, au risque climatique. En même temps, du fait de leur précarité, elles n'ont pas la capacité financière, ni le temps de cerveau disponible, pour penser une habitation à long terme. Pour reprendre l’expression des Gilets jaunes : “Fin du monde, fin du mois, même combat”. L'articulation est difficile. Penser l'adaptation à long terme, c'est un privilège.
Ces communautés précarisées vont prendre ce phénomène de plein fouet. Or il est difficile de parler avec les conseils municipaux. C'est un sujet lourd. Pour en parler différemment, j’ai proposé un jeu de société, pour aider les citoyens à discuter entre eux des pratiques à enjeux climatiques dans leur territoire, sur la montée des eaux, l’adaptation urbaine. Le jeu de société a permis de faire émerger des dialogues, de lancer des discussions intéressantes entre les parties prenantes.
J’ai aussi travaillé sur le système des retraites en Angleterre. Comment une crise sociale et financière se déclenche-t-elle ? Quels sont les systèmes techniques, financiers, culturels et politiques sous-jacents ? Comment rendre cela audible au moment où des professeurs sont en grève contre le changement de système de retraite ? Comment soutenir ce mouvement par la cartographie et la compréhension du système ? Comment améliorer leur capacité de négociation dans le combat social ?
Dans mon mémoire, je pose la question de la structuration du numérique. À l'heure actuelle, le numérique n'est pas un acteur de la transition mais peut-être un élément bloquant. Comment réintègre-t-on la technique et les objets techniques et technologiques dans les limites planétaires ? J'ai été inspiré par un contre-exemple, qui a fourni une preuve de concept. En 2018, Apple a ralenti la capacité de calcul et, par conséquent, la charge en batterie de millions de terminaux, à une échelle massive, en très peu de temps. Il est donc techniquement possible de réduire drastiquement les capacités et les performances d'objets techniques, si tant est qu'on puisse l'imposer politiquement.
J'ai développé un projet de compréhension du calcul des ressources minières, en visant d’aboutir à un système où les performances d'objets technologiques seraient conditionnées par les réserves minérales qui composent l'objet. Typiquement, un écran est composé d'un minerai qui s'appelle l'indium. Nous disposons d’un nombre plus ou moins limité d'années de ressources. La performance maximale de l'écran, à savoir 100% de luminosité, sera donc conditionnée par les stocks et le phénomène d'extraction sur les écosystèmes.
J’ai transformé ce projet en un projet de loi. En designant une expérience de participation citoyenne à l'écriture des lois, avec un bureau d'amendement au lieu d’un bureau de vote. J’avais découpé le texte de loi en plusieurs morceaux, tout à fait compréhensibles. Chaque participant avait à disposition une vidéo d'introduction expliquant le contexte. C'était une sorte de crowdsourcing où chaque citoyen venait amender, critiquer, améliorer un fragment du projet de loi. Cela a donné lieu à cette installation. Le mémoire d’environ cent pages comprend le texte de projet de loi et toute la recherche en amont.
Merci pour cet aperçu de ton parcours. Cela faisait un moment que nous ne nous étions pas croisés. Que deviens-tu aujourd’hui ?
Après avoir travaillé à Londres, je me suis réinstallé à Paris en mars 2019. Je suis devenu indépendant, tout en préparant un doctorat. James Auger est mon superviseur. Je prépare ce doctorat par la pratique depuis Paris, pour l'Institut royal de technologie de Melbourne (RMIT). La question principale est d’explorer à quoi ressemble un écosystème numérique dans/pour un monde à +2°C et quels sont les leviers pour y arriver.
Je donne des conférences et des cours. Je travaille un peu avec le Shift Project sur le mapping des impacts environnementaux et énergétiques du numérique. J’ai pas mal contribué sur la question du low tech numérique. J'ai développé un long article sur le sujet. Je suis aussi expert à l'ONG Halte à l'Obsolescence Programmée. En tant que designer indépendant, j'ai complètement changé mon business model. Je ne travaille plus qu'avec des acteurs de transition. J’ai décidé de refuser les projets qui n’étaient pas en phase avec mon éthique, en expliquant pourquoi à mes clients.
Je vais tester un modèle économique pendant un an. J'ai décidé combien d'argent je voulais gagner cette année, en ne faisant pas de profit, mais en provisionnant des projets importants pour moi, comme un voyage en Chine pour aller voir ma copine. Que je le veuille ou non, ma famille m’a fait accumuler un capital social et culturel. Je n'ai pas envie de continuer cette accumulation du capital, parce que j’en ai suffisamment. Par rapport à mon prévisionnel et à tous les frais identifiés, j’essaie de gagner 28 000 euros brut par an. J'ai bien compris que c'était une énorme erreur de facturer au temps, comme je l’avais lu dans des livres d'économies et de théorie de la valeur.
J'ai écrit mon propre contrat de travail. En ce moment, je travaille chez les Sismo pour une durée d’un an. Je demande 21 000 euros brut pour mes frais de vie. Ce ne sera pas ma seule activité cette année. Je donne des cours, des conférences. Je fais un peu de vidéo de temps en temps. En revanche, c'est moi qui décide du temps que je passe au projet. C'est l’un des articles majeurs de mon contrat. Le commanditaire ne peut pas imposer un temps de travail au prestataire. Le prestataire fournit un temps de travail à hauteur de ce qu'il juge nécessaire pour le bien du projet. Cette idée a très bien été reçue ! Même si je ne vends pas d'heures, je surveille ma charge de travail quotidienne sur les missions, afin d’avoir d’ici un an assez de données pour comprendre comment j’ai travaillé. Cela peut ouvrir des imaginaires à des designers enfermés dans des modèles économiques qui nuisent à leurs perspectives éthiques, soit précaires en tant qu’indépendants, soit misérables en agence, si je schématise. Il faut développer de nouveaux modèles économiques, peut-être décider de gagner moins d'argent pour ouvrir de nouvelles perspectives de design.
On pourrait se dire aussi que, si les Sismo ont accepté ta proposition, c’est parce qu’ils bénéficient ainsi d’un designer à moindre coût.
Tout à fait. Mais cela fonctionne dans mon cas particulier, parce que je décide de ce modèle économique par moi-même, étant conscient de mon capital au travers de mon éducation, de ma famille. Si tout se passe mal, il y a une maison dans le Cantal où je peux vivre. Du fait des privilèges et des conditions particulières dont j’hérite, j’ai décidé que c'était le meilleur modèle pour moi.
Je le documente en mettant en exergue son caractère singulier. Je ne me sens pas en situation de précarité, même si ça pourrait être considéré comme tel. Je travaille avec la philosophe Cynthia Fleury et Antoine Fenoglio, sur le Design with Care. Cela m’intéresse. C’est un projet de transition, comme le Care est un domaine sur lequel je souhaitais travailler. Par ailleurs, je suis souvent sollicité sur mes sujets de prédilection, sur l'éthique, sur la low tech, sur la question du design et de l’économie, du design et de l’énergie.
J’en viens à la question de la définition du design et du rôle du designer. Au regard de ton expérience, quelle est aujourd’hui la responsabilité du designer dans le milieu économique, dans l’émergence de nouvelles technologies ? Et effectivement, quel est son rapport à l’anthropocène ?
J’ai fait évoluer ma définition du design et de ce que je pensais être en tant que designer. Une approche qui m’a beaucoup inspirée est celle d’Alain Findeli. Il s’agit de maintenir ou d’augmenter l’habitabilité du monde. Jusqu’à maintenant, le design a plus contribué à diminuer cette habitabilité du monde qu’à l’améliorer. Du moins, elle s’est améliorée pour certains au détriment d’autres. Il y a sans doute plus de perdants que de gagnants.
Il ne faut jamais perdre de vue le fait que la temporalité du design, c’est la vie quotidienne, présente ou future. Que l’on parle d’un “jour” maintenant ou d’un “jour” dans trente ans, ce qui m’intéresse, c’est comment se passera ledit jour. Et ce qui m'intéresse encore plus, c’est l’apport du design pour négocier cette vie quotidienne.
J’ai abandonné l’approche positive du design, c’est-à-dire la vision selon laquelle celui-ci résout des problèmes. À mon sens, il convient de réfléchir à notre position avant de faire advenir quelque chose dans le monde. Le manque de responsabilité - et notamment de qualité d’enquête - des designers est sûrement lié à leur modèle économique, à l’endroit où ils se trouvent. À défaut de résoudre, je préfère proposer ou négocier. Je préfère penser le design comme un cadre de négociation. Les outils positivistes peuvent alors être réorientés vers une équation plus douce.
Par exemple, le “rural” est un territoire intéressant, où le design moderne n’est jamais à l’aise, n’a pas les bonnes méthodes, étant de nature industrielle et urbaine.
Dans le village où je travaille parfois (Massiac, Cantal), je ne me présente pas comme designer, parce que les gens ne savent pas ce que cela signifie. Ce qui important est de savoir comment intervenir sur le territoire plutôt que de savoir avec quelle casquette se présenter. Être designer dans mon village, en définitive, qu’est-ce que cela signifie ? Peut-être devenir adjoint au maire. La mairie pourrait être un lieu de design. La mission du designer doit être de travailler sur la proposition de vie quotidienne, sa négociation dans un territoire donné. Je fuis résolument l'illusion du design universel et de la pauvre enquête qui, du fait des modèles économiques dans lesquels elle s'inscrit, n'est pas satisfaisante.
Pourrais-tu préciser les pratiques visées, dans cette critique?
Je pense aux méthodologies d'enquête dans le design, notamment le design d'expérience utilisateur, qui sont parfois pauvres, car trop courtes. À nouveau, je fais le lien avec le modèle économique. Tant que le design se conforte dans ce modèle économique, il ne sait pas faire autrement.
Aussi, la position du designer dépend du territoire dans lequel il s'inscrit et de ses propres privilèges. Un designer de bonne famille, qui a reçu une très bonne éducation, qui bénéficie d’un soutien familial est quelqu’un de privilégié dans la société française. Il faut remettre cette personne remette en question ses propres conditions d’existence et sa façon d’intervenir dans le monde.
Bien entendu, je ne porte pas de jugement universel sur les designers. Ce qui m'intéresse, c'est de savoir d'où ils viennent et comment ils pensent de nouvelles conditions d'existence. Plutôt que de résoudre un problème ou de “changer le monde”, on peut faire de la politique.
D'un autre côté, faire de la politique, c'est vouloir changer le monde...
Non, la politique, c’est vouloir changer “ton” monde, changer l’organisation de la vie quotidienne dans un territoire donné. À mon sens, quand on fait de la politique, on ne cherche plus la solution : on fait de l'arbitrage.
Je m’intéresse au designer qui comprend ses privilèges, qui est dans une démarche de positionnement éthique, d’action politique, en comprenant les nouvelles contraintes du monde, les nouvelles contraintes portées par l'anthropocène. Le design qui ne considère pas ces contraintes ne me touche plus. À l’heure actuelle, le numérique présente peu d'intérêt. Mais la low tech numérique, sur laquelle je travaille, en relation avec l’énergie et les systèmes techniques, est beaucoup plus pertinente. Je m'amuse enfin dans le numérique. Il y a beaucoup de sujets à défricher. Là, je fais de la politique, avec des arbitrages en permanence. Je dis low-tech numérique mais, en fait, pour moi ça n'existe pas vraiment… J’ai coécrit un article avec Nicolas Nova à ce sujet.
Comment amener les designers, mais aussi la société du numérique à développer un esprit low tech, à l’heure de la 5G ?
La low-tech est un prétexte pour comprendre nos dépendances numériques. On dit que tout est dématérialisé. Mais c’est l'inverse : tout est hyper matérialisé. Il n'y aura jamais eu autant d'investissements énergétiques et matériels dans un système technique.
Je me suis plongé dans l’histoire de la théorie économique pour comprendre d'où venait le design. J’observe que ses représentations du monde sont grandement formées par la pensée économique, qui est peut-être l’un des principaux organisateurs de la pensée design, parfois en creux. J’identifie trois mythes dans le design, qu’il est crucial de déconstruire.
Le premier mythe, c'est de penser que le design est centré sur l'humain. Cela ne fait pas sens. Généralement, l’humain avec lequel travaille le design, c’est une personne économique, un homo economicus, quelqu'un qui optimise ses échanges pour maximiser son bonheur. En fait, le design a très rarement travaillé avec l'entité humaine, l'être complexe qu'on appelle un humain. Il faut sortir du paradigme de personnages économiques. Il faut explorer le terrain.
Le second, c’est que le design fait l’hypothèse de ressources énergétiques illimitées. Quand je participe à des ateliers avec des UX Designers, j’aime leur demander de concevoir un site Web pour 3 Watts heure pour 1000 visites. Ils ne savent pas faire. On ne le leur a jamais appris. Ils ne savent absolument pas de quoi dépend le numérique, d'où vient l'énergie, d’où viennent les ressources. C'est absolument problématique. Les designers d'objets et les designers industriels ont une meilleure connaissance des flux, mais ils ne gèrent pas la limite. Or quand il y a une contrainte structurelle qui amène une diminution de l'investissement en énergie, en ressources et en investissement financier, le designer ne possède pas d'outils. Quand le designer intègre ces contraintes et s'outille, sa pratique prend une tout autre dimension.
Enfin, le troisième mythe que j’ai identifié est lié au fait que l'économie néoclassique ne peut pas intégrer les externalités dans son modèle sans remettre en cause l’équilibre général des marchés de Walras. Structurellement, le design ne peut donc pas, lui non plus, intégrer les externalités comme constituantes du système de pensée. Si bien qu’il est dur pour des designers de proposer des projets qui limitent par exemple l’effet rebond de l’usage dans le système économique et industriel actuel.
Ces trois mythes cadenassent la capacité à changer ses pratiques. Quand tu intègres ces trois dimensions, le changement est drastique. Si tu es en capacité de changer, ce qui n'est pas donné à tout le monde, tu ne te poses plus les mêmes questions. Et individuellement, ta pratique évolue. Mes cinq dernières années m’amènent à cette position. Pour d’autres, cela dépendra de leur éducation, de leur parcours intellectuel, de leur envie...
Pourrais-tu nous parler d’exemples de systèmes ou d’objets qui, au regard de la vision que tu nous a partagée, te semblent bien designés ?
Selon mes critères à moi, oui. Dans le numérique, très facilement. Je pense à “Low-tech Magazine”, qui a une portée phénoménale dans mon milieu. Le fait de rendre évident un système technique, ce n'est pas évident ! Et la dimension symbolique qu'ils ont montrée avec cette jauge de batterie est quelque chose qui réussit à démontrer la théorie par la pratique. Dans l'éducation des designers, dans les contraintes énergétiques du numérique, dans l'évolution des imaginaires de la technologie, c'est extrêmement bon. J'ai travaillé pour James Auger sur un projet similaire avec les batteries à gravité. On va essayer de s’en inspirer pour documenter l'éolien. Ce que j'essaie de faire en low tech numérique, c'est de re-territorialiser. Comment matérialise-t-on les systèmes techniques du numérique ? Comment rendre les gens plus autonomes ? Comment rendre les systèmes plus accessibles et plus résilients ?
Dans le design d’objets, je me suis posé la question de l’utilité de produire. Historiquement, designer, c’est rajouter des choses dans le monde. Quand il y a un problème, on crée un objet pour résoudre le problème antécédent. Et ce qu'on rajoute au monde comme solution créera plus tard un problème. Ce qui me semble plus intéressant, c’est de demander si le design ne consisterait pas à enlever des choses. Une sorte de démarche négativiste, anti-cumulative, de soustraction. Ne serait-ce pas aussi une démarche de réorganisation des systèmes techniques en vue d'une renégociation des modes de vie ?
C'est ce que j'ai voulu faire avec mon projet de mémoire. Je n’ai pas créé d’application ou de service. Le système technique, la preuve du concept et la mise à l’échelle ont été fournis par Apple, à leur insu. Ce qu’il faut créer, c’est la base de données pour limiter les performances des objets technologiques, ainsi que le processus politique. Matériellement, il ne s’est rien passé, si ce n’est imprimer 18 feuilles A4 sur le projet de loi. Qu’est-ce qui est le plus intéressant ? Est-ce le design par la production ou l'investigation par le design ?
J’ai aussi été beaucoup marqué par Peter Biľak, qui fonde un magazine et choisit de créer son propre site de distribution, sans déployer d'infrastructure technique. Mais je n’ai pas d’exemple récent à l’esprit. En ce moment, je m’intéresse plus aux enquêtes de design qu'aux productions en design.
Ce que tu attends d’un bon design, c’est donc plus de soustraire que d’ajouter ?
En tout cas, je serais plus intéressé si le design n’était pas uniquement additif. En politiques publiques, le travail de l’agence Vraiment Vraiment me plait. Je pense aussi à des projets stimulants chez les Sismo. Mais le design de systèmes est rarement médiatisé.
J'ai vu aussi de bons programmes d'éducation en design, comme un DSAA dans la Creuse à La Souterraine. Un design éco-responsable qui fait travailler les étudiants en partenariat avec l'ensemble du tissu socio-économique. S'ils veulent faire un objet, il faut qu’ils trouvent un menuisier. Ils travaillent en coopération avec le tissu social du territoire. Ces projets pertinents à l'échelle d'un territoire évitent le biais de l'universalisme.
Au Royaume-Uni, Laura Watts dégage une belle énergie. Un projet que j'aime bien, auquel je contribue un peu, c'est le laboratoire citoyen La MYNE à Lyon. Ils accompagnent un village dans les Pyrénées vers son autonomie énergétique (dans le cadre du projet DAISEE) qui soulève des questions extrêmement intéressantes en rapport avec le territoire, ses infrastructures techniques et sociales.
Je travaille aussi avec Geoffrey Dorne et Timothée Goguely. Nous développons un service numérique à l’usage d'acteurs citoyens, associatifs et publics, comme des petites communes, des villages et des ONG, qui ont peu de personnels formés au numérique, peu de temps à y consacrer, peu de capacité budgétaire et pas d'outils résilients. Notre objectif est de proposer un outil, en l’occurrence un CMS, qui permettra à ces acteurs d’articuler une solution numérique avec les contraintes de leur territoire. C'est un projet qui me stimule en ce moment.