Frédéric Bordage, expert en Green IT

Entretien mené en avril 2019 par Jérémie Poiroux, édition en janvier 2021 par Chloé Turquois.

le projet de livre

En avril 2018, un éditeur spécialisé sur les questions numériques nous a donné l'idée d'écrire un livre sur le "design éthique".

Pour l'écrire, nous avons rencontré une trentaine d'acteurs du design et du numérique.

Nous en retranscrivons les entretiens !

Frédéric Bordage

Nous avons rencontré Frédéric Bordage en avril 2019. Frédéric est à l'origine du Collectif Numérique Responsable et du blog GreenIT.fr qu'il anime depuis plus de 15 ans.

Avec Frédéric, nous sommes revenus sur les différentes facettes de l'éco-conception numérique, ses enjeux et sa diffusion dans le milieu économique.

Nous avons également abordé son rapport à la sobriété et l'évolution de son engagement militant.

Nous vous proposons ici une retranscription retravaillée de cet entretien de 90 minutes. Bonne lecture !

Peux-tu te présenter, ce que tu as fait, ton parcours, ta situation ?

Je suis expert indépendant en numérique responsable. J'ai deux casquettes. Celle d’expert qui fait du conseil et de la formation. J'accompagne des grandes organisations, privées et publiques (L’Oréal, la Banque de France, etc.) pour les faire avancer sur le sujet du numérique responsable. C'est surtout du Green IT - réduire l'empreinte environnementale, sociale et économique de leurs systèmes d'information - mais aussi de la conception responsable de services numériques - l'idée est de concevoir des produits et des services qui soient globalement plus responsables. J’évangélise au quotidien la notion de responsabilité en mettant dedans la facette “écoconception”. J'accompagne les entreprises sur ce sujet mais aussi sur l’éthique, l’accessibilité numérique, etc.

Deuxième casquette, en tant que citoyen, je fédère et anime un collectif d’experts et de citoyens depuis 17 ans : GreenIT.fr. Tout a commencé en 2004 quand j'ai lancé ce qui était à l’époque un blog perso, qui est devenu un blog collectif, puis au final qui est devenu la communauté des acteurs du numérique responsable et de la sobriété numérique. On a ensuite créé le Club Green IT qui regroupe les grandes organisations les plus en avance, en tout cas celles qui investissent le plus sur le sujet en France. Puis le collectif Conception Numérique Responsable qui regroupe une centaine d'organisations. Plus de de 15 000 personnes sont inscrites à nos différents canaux d’échange et s'intéressent à la sobriété numérique, au numérique responsable et à la conception responsable de services.

Peut-on dire que le Green IT a trait aux infrastructures, et Conception Numérique Responsable concerne plutôt le software ?

Sur cette question des définitions, il faut avoir à l’esprit que c’est un jeu de contenants. Le plus gros contenant est le numérique responsable, dans lequel on retrouve deux gros tiroirs.

Le premier tiroir est le Green IT, où il s’agit de réduire l'empreinte du système d'information, ce que tu appelles l'infrastructure. Là, c'est le rôle du DSI avec sa casquette, son pouvoir de décision, son budget, et ses fournisseurs. Dans le Green IT, on a vraiment une vision par domaines : datacenters, réseaux, postes de travail, etc.

Le deuxième gros tiroir est l'IT for Green. L'idée est de mettre le numérique au service des trois piliers du développement durable : people, planet, profit. Parce qu’ils ne maîtrisent pas la définition de l’IT for Green, une nouvelle génération d’entrepreneurs a ajouté l’expression Tech For Good.

Il y a aussi un troisième tiroir, qui lui est transversal : la conception responsable de service numérique, qui nécessite que toutes les parties prenantes - qui vont concevoir, réaliser, héberger, et exploiter un service numérique - soient autour de la table.

Aujourd’hui, la plupart des acteurs de la Tech For Good, de la Civic Tech, et de tout ce qu'on met dans IT for Green n'ont aucune idée de ce qu'est l'éco-conception, l'éthique ou l'accessibilité. Ils conçoivent donc des services numériques qui sont censés améliorer la situation mais qui - pour un certain nombre, au moins sur la dimension environnementale - dégradent plus la situation qu'ils ne l'améliorent parce qu'ils n'ont pas en main l'outil de l'éco-conception. S'ils éco-concevaient leur solution qui est censée être “bonne” pour la planète, la plupart du temps, ils se rendraient compte que celle-ci augmente les impacts. Par exemple un thermostat connecté qui triangule la position de son GPS pour allumer le chauffage alors qu’un programmateur à 40 euros fait le job. Et si une fois il ne s'allume pas, on met un pull quand on arrive. Chez GreenIT.fr nous travaillons au quotidien sur la low-tech.

Aujourd'hui, un des gros enjeux de notre communauté, c'est qu'il n'y a pas de lien entre les experts de la sobriété numérique et les équipes et startups qui conçoivent des services numériques au service des êtres humains, de la planète (Civic Tech, Tech For Good, etc.). L'enjeu, c'est que ces deux communautés se rencontrent. Actuellement, l’humanité crée des fausses bonnes solutions qui détériorent la situation alors qu'elles sont sensées l'améliorer. C'est grave.

Comment ta pratique et le milieu ont-ils évolué depuis 2004 ?

En 2004, le terme consacré (même s'il y avait à peine 10.000 entrées sur Google) c'était le Green Computing. Mais se limiter à “Compute” était peu pertinent. C’est pourquoi nous avons proposé : Green IT. En 2007, le terme a été consacré par le cabinet Gartner. Il y a 15 ans, nous nous focalisions sur la consommation électrique des ordinateurs. Puis très vite, avec notre spécificité franco-française du kilowattheure électrique qui émet peu de CO2 (j'utilise ce terme de CO2 précisément car à l'époque on ne pensait pas "gaz à effet de serre" mais CO2), nous avons dû nous intéresser aux autres étapes du cycle de vie que simplement la phase d’utilisation. C'est comme cela que nous sommes vite rentrés (beaucoup plus vite que les autres pays) dans une logique multi-critères, de cycle de vie et tout ce que l'on trouve dans les standards d'éco-conception (ISO 14062) et d'analyse de cycle de vie (ISO 14044).

Pour nous, il y a deux sujets essentiels : fabriquer moins d'équipements, et faire durer plus longtemps ces équipements. Nous savons que l'empreinte se trouve essentiellement dans la fabrication des équipements. Donc si l’on souhaite réduire l'empreinte du numérique, il faut fabriquer moins d'équipements et il faut qu’ils durent plus longtemps. Pour y arriver, il y a deux clés fondamentales : le réemploi et la conception responsable des services numériques.

Aujourd’hui, éteindre les postes de travail n’est plus suffisant. N'importe qui peut le faire. Le sujet n'est plus là. Le sujet, c’est de concevoir des offres suffisamment sobres pour adresser la problématique des clients, des utilisateurs, des prospects tout en réduisant significativement l'empreinte environnementale : on en revient aux enjeux de design.

La conception responsable d'un service numérique s’adresse aux trois piliers du développement durable (people-planet-profit) dès la conception, dès le design. Aujourd’hui, on prône le réemploi, mais on est déjà dans le traitement des conséquences. On devrait pouvoir garder nos ordinateurs 10 ans sans avoir à les réemployer. La conception responsable - du design donc - vise à s’attaquer à la cause, à traiter le problème à la source.

Enfin, il y a un sujet autour de la création de valeur. Mes clients ne m'achètent pas du conseil parce qu'on va réduire des impacts environnementaux et sociaux, mais parce qu'on va créer de la valeur. Ils ont compris que Google a gagné face à Yahoo parce que Google met seulement un champ de saisie au milieu de l'écran 27 pouces. Je ne reviens pas sur la dimension éthique (qui est tout à fait discutable) de Google. Mais sur la dimension environnementale, sans le faire exprès, Google a appliqué des principes de sobriété et d’écoconception, qu'on applique aujourd’hui pas par idéologie mais parce que ça marche. Donc si tu dis : “Je fais un Google qui en plus est éthique, accessible…”, si tu te mets dans cette posture de conception, dans l'état d'esprit, tu as toutes les chances d’aboutir à un succès. On a quelques clients qui commencent à le comprendre et l'éthique les intéresse sérieusement.

Comment perçois-tu l’agencement de ces différents domaines autour de la responsabilité ?

Pour nous, la conception ne peut être que globalement responsable. On ne peut pas avoir une démarche centrée que sur l'éthique et l'accessibilité numérique, ou que sur l'éco-conception. Si on veut aborder les enjeux de développement durable, si on veut construire un avenir plus enviable pour nos enfants, un avenir global et un avenir numérique, on doit traiter toutes les facettes en même temps dans une démarche unifiée. Les grandes entreprises qui ont les moyens de se payer un consultant commencent à intégrer ça. On n'en est qu'au début, mais on sent que ça commence à prendre, ça germe.

As-tu des exemples de produits et de services, soit idéaux soit catastrophiques ?

Surtout sur les aspects environnementaux : il y a Yahoo versus Google. Yahoo était trop gras, Google a gagné. Sur l’aspect responsable, ce n'est qu'un début mais depuis 2014, PagesJaunes.fr sont dans une logique d'éco-conception et d'accessibilité en même temps. Par contre, l'éthique n'est pas encore un sujet prégnant chez les parties prenantes que je rencontre. Sauf Ubisoft parce qu'il y a des cas particuliers, de la violence dans les jeux, des enjeux de l'addiction aux jeux vidéo.

De plus en plus, pas dans des projets client mais dans des discussions, je vois un lien entre civic tech, éthique, et accessibilité numérique, au-delà de l'éco-conception. Parce que quand on parle de civic tech, on dit qu'on va favoriser la participation citoyenne à la vie de la démocratie (pour faire simple et caricatural). Pour favoriser ça, il faut que quelqu'un qui n'a pas ses yeux puisse le faire. Il faut que quelqu'un sujet à la fracture numérique puisse aussi le faire. Et c'est là que ça va vite rejoindre l'éthique. On peut très vite exclure du débat politique, au travers des outils de civic tech, une certaine frange de la population. Volontairement ou involontairement. Il faut faire attention à ne pas renforcer l’exclusion, à ne pas exclure des gens qui sont déjà exclus. Par ailleurs, avec la massification des flux de données autour des civic tech, on peut très facilement orienter des débats. Les dérives potentielles sont nombreuses.

Il y a aussi des exemples où l’on fait carrément disparaître les services numériques. J'ai l'exemple d'une startup et d'un grand énergéticien français historique. Le grand énergéticien français historique avait un site web, on lui a proposé de remplacer son site web par un simple SMS, ce qui a fait le job. Un autre exemple, c'est une start up de trois personnes qui a triplé son nombre de clients parce qu'on a fait disparaître le seul service qu'elle vend. Cela s'appelle Price Comparator, un comparateur de prix B2B. Il fallait se connecter tous les jours sur l'interface pour détecter par soi-même les produits dont le prix avait évolué. On a proposé des déclenchements d'alertes en fonction d'un dépassement de seuils - ce qu'on sait très bien faire en informatique. Le client reçoit un mail, à une fréquence qu'il a déterminée. Nous avons fait disparaître le site web, le client reçoit juste un mail de temps en temps, et s’il veut plus de détails, il clique sur le lien dans le mail et va se connecter sur le site. Le mail, c’est de la “low-tech numérique”.

En terme de dynamique, cela montre que l’on bascule d’une vision "le numérique responsable va nous aider à limiter les effets de la crise" à "on va faire de la Low Tech un outil de résilience pour l'humanité face à l'effondrement en cours". Je pense qu'il faut vraiment penser le sujet comme ça, même d'un point de vue éthique.

Être radical, pas intégriste, mais dans le sens aller beaucoup plus loin, beaucoup plus vite est notre avenir. Nous voyons tous les problèmes qui s'accélèrent, se multiplient. Au niveau environnemental, la problématique est en train de se renforcer de façon exponentielle. L'empreinte du numérique devient vraiment forte. Selon notre étude EENM2019, elle triple entre 2010 et 2025 à l’échelle mondiale. En termes d'accessibilité numérique, malgré les lois, on exclut encore plus que l'on inclut aujourd'hui. D'ailleurs on ne devrait pas inclure, on devrait juste ne pas exclure, c'est différent.

Dans 30 ans, au rythme actuel, si on ne change rien, si on ne change pas de braquet, ça va être Mad Max. Rappelons-nous que le numérique est une ressource critique, non renouvelable, qui s’épuise inéluctablement et trop vite. Du fait de notre dépendance à cette ressource, mais aussi de son formidable potentiel pour nous aider à relever les grands défis du 21ème siècle, nous devrions l’économiser. C’est en partant de cette idée que nous avons forgé les expressions sobriété numérique et numérique responsable. Si nous n'accélérons pas plus, que se passera-t-il quand nous n’aurons plus de numérique à notre disposition ? L’inévitable sevrage risque d’être violent ! Car qu’on le souhaite ou pas, le monde sera nécessairement dépourvu de numérique (ressource non renouvelable) d’ici quelques générations ou siècles tout au plus.

Est-ce que tu veux faire le lien avec la sobriété numérique, la sobriété heureuse et la low tech ?

Par idéologie, je suis décroissant. Je n'ai rien, je loue une maison meublée. Je suis minimaliste, j'adore la simplicité, mon ordi a 12 ans, etc. Ça fait 10 ans que j'écoconçois des services numériques et que j'accompagne des grandes entreprises pour réduire l'empreinte de leurs systèmes d'information. Et que ce soit Green IT ou conception responsable de services numériques, la posture de sobriété est clairement la méthode la plus efficace pour réduire les impacts. Si tu te projettes en te disant : “Je vais concevoir ce service pour des gens qui ont un smartphone vieux de 6 ans, qui sont en 3G au fin fond de la Creuse”, alors nécessairement tu vas concevoir un service numérique sobre. Parce qu'il est sobre, il a moins d'impacts environnementaux. Parce qu'il est sobre, il permet de lutter contre la fracture numérique. Parce qu'il est sobre, c'est bien plus facile de le concevoir nativement accessible pour des personnes en situation de handicap visuel ou autre. Et parce qu'il est sobre, on brasse vachement moins de données. Pour nous, la sobriété est une démarche qui fonctionne plutôt bien pour adresser toutes les facettes de la conception responsable.

Plus tu tends vers la conception de services numériques sobres, plus tu vas vers de la low-tech. Car finalement, il y a 50 ans, en 1969, on est allé sur la Lune avec un ordinateur (l'ordinateur de bord de la mission Apollo) qui avait une capacité de stockage de 70 kilo-octets, une capacité de traitement de données de 4 kilo-octets. C'est moins qu'un mail. On est allé sur la Lune avec moins qu'un mail il y a 50 ans ! Ça veut dire qu'en 50 ans, on a extrêmement régressé sur notre capacité à utiliser l'informatique de façon ingénieuse. Nos ingénieurs ne sont plus ingénieux. Plus tu vas vers la sobriété, plus tu vas vers de l'ingéniosité, et plus tu vas tendre vers de la low-tech. Et typiquement, plus tu allèges le service que tu rends, d'un point de vue métier, graphique et technique, en le centrant sur le besoin essentiel, plus tu tends vers des solutions sobres.

En Afrique, on sauve des centaines de vies tous les jours grâce à M-Pedigree. Sur chaque boîte de médicaments, il y a un numéro que tu peux envoyer par SMS à un serveur qui te répond instantanément pour t’indiquer si ton médicament est falsifié ou pas. On sauve des centaines de vie avec un SMS en 2G. Pourquoi est-ce qu'en France, il faut 20.000 fois plus d’impacts environnementaux pour prendre rendez-vous chez un médecin sur une app comme Doctolib ?

Pour nous, l'enjeu est de revenir en 1969 dans la posture des ingénieurs de la NASA, qui ont su faire avec 4 kilo-octets de mémoire vive. Si on se concentre sur les besoins essentiels, on se rend compte que la 3G c'est suffisant. Qu'un smartphone qui a 10 ans fait le job pour les trois quarts, voire 99% des usages quotidiens. Donc l'idée n'est pas d'exclure le numérique, les avancées du numérique, c'est de se poser la question du “pour quoi faire” et des priorités d’usage de cette ressources dont les stocks sont déjà quasiment vides à l’échelle temporelle de la civilisation humaine.

Aujourd’hui, la fête est finie, il est urgent de redevenir raisonnable dans notre usage du numérique. C'est pour cela que, partant de l'éco-conception, on en arrive à la conception responsable, à la sobriété et à la low-tech. L’objectif est de mettre en perspective les ressources numériques à notre disposition pour construire le monde de demain. Pour nous, c'est un choix de société, c'est un choix purement politique, éthique et philosophique. On a ce choix à faire aujourd'hui et on ne le fait pas. Cette absence de choix va se traduire par une décroissance subie plutôt qu’une sobriété rêvée et maîtrisée. Ce n’est pas vraiment la même ambiance au quotidien !

Au rythme actuel et dans sa forme actuelle, le numérique accélère l’effondrement en cours. Ce n'est pas l'humanité qui va disparaître mais notre société telle qu'elle existe aujourd'hui, son organisation politique, sociale, géographique, qui va progressivement s'écrouler si on continue à ce rythme là. La question est : comment faire de la low tech un outil de résilience au service de l'humanité ? Comment utiliser des technologies simples que tout le monde maîtrise pour ne pas perdre ce qui fait notre altérité par rapport au reste du vivant ? Le numérique pensé sous sa forme low tech, c’est-à-dire des trucs très simples que tout le monde peut fabriquer et que tout le monde peut manipuler, comme la 2G, peut être une véritable arme, un véritable outil au service de la résilience de l'humanité.

C'est comme ça qu'on arrive à la low-tech. D'un point de vue intellectuel, c'est excitant, ça ouvre un horizon, c’est une éclaircie ! Ce n'est pas du tout décroissant au sens négatif du terme. Ce n'est pas du tout quelque chose qui doit faire peur. Au contraire, si les entreprises pensaient la conception de leurs services numériques avec cette radicalité là (low-tech, sobriété numérique, etc), elles prendraient 20 ans d'avance sur la façon de délivrer un service. Les Google de demain seront low-tech ou ne seront pas !

Est-ce que ces discours marchent en entreprise ?

Pour la start-up PriceComparator, ça a marché parce qu’elle a compris que les gens ne voulaient pas acheter un service mais qu’ils voulaient économiser du temps. Et que pour leur faire économiser du temps, on allait avoir une approche low tech : le mail plutôt qu'un site web ultramoderne. Aujourd'hui, si on veut faire bouger la société, on a deux armes : ce qui est bon pour le business, ou les contraintes légales. Je pense qu'on progressera sur la qualité du design quand on aura intégré que l'éthique et la sobriété permettent de faire un meilleur business. Un business qui permet de construire un monde plus enviable.

Est-ce que tu ne penses pas que c’est antinomique ?

Non, je pense qu'au contraire, on vit dans un monde où l'économie est omniprésente, donc on est dans le système. Exploser ce système, c'est facile mais peu constructif. On n’a plus le temps de tout casser pour tout reconstruire. L'important c'est de partir du point A actuel et d’arriver à un point B. C'est ça l'urgence pour nos gamins. Donc mon parti pris est de dire : péter le système, ça stimule et ça popularise le sujet. Mais d'un autre côté, ce qui fait avancer le plus vite la société et l'humanité, c'est de prendre le système tel qu'il est et de l'amener d'un point A à un point B. Donc appuyons-nous sur le business. Faisons en sorte que construire une monde plus enviable pour nos gamins soit le rêve, l’objectif d’une génération entière, sans forcément opposer business et avenir. C’est ce que fait BlaBlaCar d'une certaine façon, même s'il y a certainement eu des dérives ces dernières années. Ils se sont dit : "on va mettre des gens dans des voitures 5 places dans lesquelles il y a 1,27 passager par trajet en moyenne". C'est du business qui est globalement bon pour l'environnement a priori, qui recrée du lien entre les êtres humains, qui refait du vivre ensemble. Donc le business vu comme ça, pour moi ça fait sens. Et le numérique vu comme ça, ça fait sens.

De toute façon, si on oppose le business à l'avenir de nos gamins, on a perdu. Ce n'est pas possible. On sera obligé de s'appuyer sur le levier économique. Quand je parle de business, je ne parle pas de la financiarisation de l'économie, mais simplement du fait que travailler permette de vivre décemment, tout en construisant un avenir plus enviable pour nos gamins. Il faut des gens qui agressent le système pour le faire réagir, mais c'est surtout de l'intérieur qu’on change le système.

Je suis en train de finir l'écriture d'un amendement très pragmatique - parce que c'est aussi comme ça qu'on change la société, de façon pragmatique. L'idée est de faire en sorte qu’on ne change pas notre smartphone ou notre ordinateur trop rapidement. Aujourd'hui le phénomène d'obésiciel est un des principaux leviers de l'obsolescence programmée (qui est systémique et pas programmée d'ailleurs). Comment faire en sorte que les gens ne changent pas leurs smartphones tous les deux ou trois ans ? Il ne faut pas qu'il rame. Pour cela, il faut qu'il y ait moins de mises à jour logicielles, parce que ce sont essentiellement les mises à jour qui sont en cause. Donc l’idée est d'imposer aux éditeurs de logiciels de dissocier systématiquement les mises à jour évolutives et correctives, pour que les consommateurs puissent avoir le choix d'installer, ou non, des mises à jour évolutives, qui sont des nouvelles fonctionnalités ou des modifications de fonctionnalités, qui ne sont pas essentielles et qui alourdissent tellement les smartphones qu'on est obligé d'en changer. Avoir le choix, c’est essentiel.

Donc cet amendement est très simple, il dit que l'éditeur a l'obligation de distinguer très clairement mises à jour évolutives et mises à jour correctives, et d'avoir systématiquement l'accord explicite de l'utilisateur pour installer les mises à jour évolutives. C'est très bas niveau, mais ça a des chances d’aboutir.

Tu parlais du SMS comme exemple. Est-ce que tu peux développer ?

Le SMS c'est de la 2G, ça fonctionne depuis 20 ans. L'idée est qu'aujourd'hui avec des technologies low-tech comme le SMS et la 2G - pour moi c'est de la low tech dans le monde numérique d'aujourd'hui -, on est tout à fait capable de délivrer une grande partie des services actuels. N'importe qui peut acheter un téléphone à moins de 20 euros, recevoir des SMS et en envoyer. Aujourd'hui avec le forfait téléphonique de base, il n'y a pas de fracture numérique, il n'y a pas d'exclusion. L’impact environnemental est éminemment moins important que les technologies modernes, la 4G, etc.

L’enjeu est de penser le monde numérique de demain sur des technologies existantes et de ne surtout pas passer à la 5G, de ne pas renouveler son smartphone tous les deux ans, etc. Il faut arrêter ce délire consumériste dont les conséquences pour nos enfants sont désastreuses. Sur un de mes derniers trajets Grenoble-Paris, il y avait une personne qui essayait de regarder un film de science fiction sur TF1 en HD dans le TGV à 300 km/heure en 4G. Ça marchait plus ou moins bien. Les gens ne se posent pas de questions. C'est juste hallucinant, il y a 50 ans on est allé sur la Lune avec moins qu'un mail et aujourd'hui on déploie des quantités de ressources et d'impacts environnementaux monstrueux pour que les gens puissent regarder la télé en live dans le TGV à 300 km/heure. Ça semble tout à fait déraisonnable quand on connaît les impacts environnementaux associés.

Comment se passent les jeux de pouvoir en entreprise ?

Les jeux de pouvoir, c’est le drame du développement durable... Pourquoi est-ce qu’on rame à construire un monde différent plus enviable pour nos gamins ? C'est parce que les vrais décideurs sont les moins acculturés au sujet. Les top décideurs dans les entreprises, ceux qui ont vraiment du pouvoir, ne sont pas du tout intéressés par le développement durable. Ils n'ont pas compris qu'intégrer le prisme tel qu'on a défini la conception responsable des services numériques, qu’intégrer l'éthique, l'éco-conception, l'accessibilité, permettait de produire des offres meilleures et de faire plus de business. Pour eux, c'est encore une contrainte. Le développement durable, on en parle depuis 10-20 ans dans la société. Pourtant, ce n'est pas du tout rentré dans les stratégies d'entreprise. En tout cas, la réponse n'est pas du tout au niveau des crises actuelles, de l'urgence, de l'amplitude et du potentiel pour le business, du potentiel de différenciation des offres de l'entreprise.

Quand on descend sur des petites mains (et ce n’est pas péjoratif) avec qui je bosse au quotidien - des développeurs, des intégrateurs, des UX, des gens qui ont les mains dans le cambouis comme moi toute la journée -, la plupart du temps les personnes sont intègres et super motivées. Leur difficulté, c'est qu'elles n'ont pas les informations de base. Les gens sont tellement désinformés que, pour eux, le problème c'est la consommation électrique des data centers, ou le fait qu’il faille supprimer les mails... Ces gens-là ont envie de bien faire mais ils n’ont pas les billes, il leur manque les trois jours de formation dans l'année qui leur permettrait de changer leur paire de lunettes. Il ne manque pas grand-chose.

Orange, pendant la COP21, a fait une campagne qui disait "Supprime tes mails". C'est depuis cette campagne qu'on entend partout "supprime tes mails". Ils ont fait calculer à un cabinet de conseil le poids du stockage annuel d'un mail en gaz à effet de serre. Dans leur calcul, le cabinet a surestimé l'impact du stockage (d'un mail en France pendant un an) d'un facteur 400 à 800. Pour Orange, cette campagne leur permet d'économiser quelques millions d'euros de baies de stockage grâce aux efforts de tous leurs utilisateurs. Mais l'aspect négatif est que suite à cette grande campagne "Supprime tes mails" basée sur des chiffres totalement infondés, tout le monde est rentré dans la boucle et ça devient maintenant une évidence qu'il faut supprimer ses mails. Des “Clean Day” sont organisés... La Terre était ronde, elle est devenue plate, et tout le monde est d'accord sur le fait qu'elle soit plate.

Pendant qu'on focalise l'attention des gens sur ce geste qui est absolument epsilonesque, ils ne vont pas allonger la durée de vie de leurs smartphones, ils ne vont pas éteindre leur box, ils ne vont pas mettre en œuvre des gestes fondamentaux, qui pour le coup sont simples, ne coûtent rien et ont un très haut levier d’action. On est face à des problèmes de désinformation générale. Donc pour que tout le monde puisse concevoir des services numériques de façon plus responsable, il faut que les gens soient bien informés. Et les gens sur le terrain, les petits faiseurs qui ont les mains dedans, sont désinformés. On a un problème de désinformation sur le sujet.

Donc d’après toi, ça pourrait commencer par sensibiliser les faiseurs ?

C'est pour ça qu’à la remise du rapport en mars 2018 à Mounir Mahjoubi et Brune Poirson (deux secrétaires d'État quand même, numéro 2 du ministère de la Transition écologique et solidaire, et numéro 1 français du numérique), la 26ème action proposée aux pouvoirs publics était de fournir des kits pédagogiques aux enseignants (parce qu'on est en train de former une génération d'analphabètes du numérique responsable) et de fournir une plateforme d'information fiable sur le sujet.

Pourtant, le seul acteur avec qui on n'arrive pas à avancer c'est l'Education nationale. Zéro retour, personne, on ne sait pas à qui s'adresser. Sauf que, en termes de responsabilité générationnelle, on est en train de désinformer nos enfants, les adolescents, sur l'impact du numérique, sur les gestes qu'ils devraient mettre en œuvre. C’est criminel ! Nos enfants vont a fortiori, encore plus que notre génération, penser la tech comme un outil miraculeux qui va sauver leur avenir. Je dis ça car j'ai bientôt 50 ans, et mes amis qui ont 30 ans ou un peu moins ont déjà tellement la croyance que la tech va sauver le monde, et sont déjà tellement dépendants du numérique. Je pense que si on n'aide pas nos enfants et les gens que l'on forme en formation initiale (de l'école à l'université) à prendre du recul par rapport à cet outil, qui est comme le feu avec lequel on est en train de se brûler les deux mains (alors que le feu peut aussi nous sauver, c’est le fameux Pharmakon), on va passer à côté du sujet.

Est-ce que tu t'inscris, ou tu as l'impression de t'inscrire dans le mouvement technocritique ?

Clairement, je ne suis ni technophile, au sens pro-technologie, ni technophobe, au sens anti-technologie. En tant que papa d'une fille de 10 ans, mon boulot est de faire en sorte qu'elle ait un avenir le plus enviable possible, avec ou sans technologie. Il faut prendre du recul et être critique par rapport au numérique et à la tech en général. Ce n’est pas la solution miracle vendue par tout le monde.

Les chiens du projet K-DOG détectent plus précocement et avec moins de faux-positifs des cancers du sein qu’une IA en reniflant simplement la sueur d'un être humain. Comme c’est plus efficace qu'une intelligence artificielle, a-t-on besoin d'une intelligence artificielle qui coûte des millions d'euros pour faire ce job ? Oui et non. Oui, car les deux solutions sont probablement complémentaires. L’enjeu est donc d’utiliser tous les outils - low et high tech - à notre disposition. Puisqu'on a des chiens, que ça coûte moins cher, que c'est moins impactant pour l'environnement, que ça peut se déployer dans des pays émergents, profitons-en pour économiser du numérique. Mais, en cas de doute, ne nous privons pas de conforter un diagnostic avec une IA.

Le numérique est un outil formidable pour nous aider à construire une civilisation plus résiliente. On n'aurait pas fait autant de progrès dans la médecine de ces dernières décennies sans le numérique. Mais il ne faut pas se tromper de combat, il faut l'utiliser quand ça nous aide vraiment. Une solution low-tech nous permet d’économiser nos dernières ressources de minerais. Il faut absolument prendre conscience, vite, que les stocks sont vides. Il faut conserver nos dernières ressources de minerais pour des enjeux critiques pour l'humanité.

On ne met pas en cause l'apport du numérique. Par contre, quels sont les usages critiques du numérique sur les quarante années qui viennent ? Cela doit nous amener à penser la définition même de nos outils numériques de façon totalement différente. Il faut arrêter cette course aux télévisions toujours plus grandes. C'est une hérésie compte-tenu de la criticité de la ressource numérique.

Cette position critique vis à vis de la techno et du numérique doit nous amener à concevoir des offres matérielles et numériques différentes. La solution de remplacement à l'écran de 70 pouces dans le salon, ça peut être un vidéoprojecteur, un casque de réalité virtuelle, un écran dans une salle multimédia partagée par les habitants d’un immeuble, etc. Et là on est en plein design de fonction et de produit. On a un besoin : si on écoute l'utilisateur, il veut afficher une image dans son salon. Il est très probable qu'un vidéoprojecteur soit moins impactant que les très grands écrans qu'on pousse les gens à acheter aujourd'hui. Donc si on pense le numérique comme une ressource critique, alors on va réserver les très grandes dalles pour de l'imagerie médicale par exemple. Et on va remplacer les grandes dalles dans le salon par des vidéoprojecteurs.

Donc on est techno-critique en ce sens où on se dit : par pitié, pour que nos enfants aient un avenir et la possibilité, par exemple, de passer un IRM pour se soigner, réservons les dernières ressources numériques à des usages vraiment vitaux et pas pour se faire plaisir avec le plus gros écran possible dans son salon.

Tu dis que le business et les réglementations peuvent changer les choses. Pour toi c'est une fausse route de dire que les utilisateurs vont changer, que les changements viennent par le bas ?

J'ai deux réponses. Ma première réponse est oui, c'est imaginable. Nous changeons. Gandhi disait "il faut incarner le changement qu'on veut voir se produire dans la société" et tous les changements importants dans la société sont venus du bas. C'est une évidence. Mais, les utilisateurs ne choisissent pas le design de la puce ou du microprocesseur de leur smartphone ou le niveau d’écoconception d’un service en ligne. Il faut donc aussi que les pouvoirs publics jouent leur rôle.

Dans le numérique, on est quand même sur des technos extrêmement complexes. Je ne crois pas trop, par exemple, à l'auto-réparation des équipements numériques. On parle beaucoup de Repair Café, de Do It Yourself, etc. Je n'y crois pas car ne serait-ce que changer l'écran de son ordinateur, c'est extrêmement complexe pour le commun des mortels. Même moi qui suis un ancien informaticien, pour changer l'écran de mon ordinateur, je suis allé voir un professionnel dont c'est le métier. Donc je crois au changement par le bas, mais avec des nouveaux métiers ou des métiers qui reviennent comme la réparation (qui avait presque totalement disparu). Le changement par les modes de consommation arrive aussi, on favorise de plus en plus le réemploi des équipements. Tous ces changements là, par le bas, oui.

Mais il ne faut pas se tromper de combat. L'auto-hébergement sur une petite carte Arduino -le Low Tech Magazine mettait en avant l’auto-hébergement de son site web sur une carte Arduino avec son panneau solaire- c'est une hérésie d'un point de vue environnemental. Par contre, c'est top en termes de résilience. C'est là qu’il y a parfois un conflit entre les différents objectifs de développement durable. Ces points de friction sont de formidables opportunités d’innovation.

Donc, oui le changement peut venir par le bas via la modification de nos comportements. Accepter d'utiliser un smartphone d'occasion, ça change la société ! Par contre, ce n'est pas suffisant, il faut aussi qu'il y ait des lois qui soutiennent et accélèrent le changement. Sur la loi Hamon (loi du 17 mars 2014 relative à la consommation), on avait déposé 21 amendements. Sur les 21 amendements, on en avait tout un tas qui visaient à soutenir l'économie de l'occasion, le réemploi, qui est fondamental. Et ils se sont tous fait rejeter. Sur des lois plus récentes comme la loi AGEC, on n’a pas réussi à faire passer des mesures fondamentales pour fiabiliser le réemploi comme un contrôle technique obligatoire, un passeport produit numérique, etc.

Tu vois ça comme un combat vis à vis d'autres choses ?

Le fait de travailler sur la loi Hamon de 2014 (qui visait à lutter contre l'obsolescence programmée) a vraiment changé ma vision de citoyen. C'était la première fois que j'allais à l'Assemblée et que je rencontrais des députés. Je n'avais jamais écrit un amendement. Et je ne m'étais jamais rendu compte à quel point on peut, en tant qu’expert technique, contribuer à changer la loi. Mon expérience personnelle c’est qu’on a la démocratie qu'on mérite. Et la démocratie, c'est au Parlement que cela se passe. C’est à nous, citoyens, d'amener un contrepouvoir. C'est en ça que je me considère militant et que c'est un combat.

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Coordinateur du projet : Jérémie Poiroux.