Agnès Crépet, directrice technique chez Fairphone

Entretien mené en janvier 2020 par Jérémie Poiroux. Édition en janvier 2021 par Jérémie Poiroux et Karl Pineau.

le projet de livre

En avril 2018, un éditeur spécialisé sur les questions numériques nous a donné l'idée d'écrire un livre sur le "design éthique".

Pour l'écrire, nous avons rencontré une trentaine d'acteurs du design et du numérique.

Nous en retranscrivons les entretiens !

Agnès Crépet

Nous avons rencontré Agnès Crépet en janvier 2020. Agnès est développeuse et directrice technique chez Fairphone. Elle est également l'une des fondatrices de l'agence Ninja Squad et de l'événement MiXiT.

Chez Fairphone, elle travaille sur les ponts techniques entre l'OS Android et les puces Qualcomm, un sujet lié à l'obscolescence logicielle des smartphones.

Avec Agnès, nous sommes notamment revenus sur le logiciel libre et les monopoles technologiques.

Nous vous proposons ici une retranscription retravaillée de cet entretien de 50 minutes. Bonne lecture !

Peux-tu nous présenter ton parcours ?

J’ai eu un parcours d’études très classique : rien qui fait rêver, pas de reconversion ni de grandes révélations soudaines pour l’informatique. J’ai fait des études d’informatique, et en sortant de l’école, j’ai bossé deux-trois ans dans le système bancaire, dans une filiale du Crédit Agricole. Je me demande encore aujourd’hui pourquoi j’ai fait ça ! Je pense que j’étais encore un peu biberonnée par un monde éducatif qui te dicte : “Tu as fait tes études, maintenant tu te bouges le cul, tu prends ton CDI, tu signes et puis tu fermes ta gueule.” Et puis, c’est déjà cool d’avoir un CDI, c’est pas trop mal payé.

À côté de ça, j’ai toujours eu un parcours très militant : dès étudiante, et encore jusqu'à très récemment, j'ai participé aux Médias Libres Indépendants sur Saint-Étienne, la ville dont je suis originaire. Ça vient des Indymedia, des médias alternatifs en ligne qui sont apparus il y a une vingtaine d’années dans 130 pays. L’objectif était de lutter contre les médias de masse, pour faire des médias citoyens participatifs et donner un autre regard sur l’actualité. Ça a commencé en 1999 aux Etats-Unis, après les manif de Seattle contre l’OMC, où les policiers matraquaient les mômes et ça a fait des petits un peu partout dans le monde. C’est arrivé en Europe en 2000, et on a monté ça à Saint-Étienne en 2002 avec le Numéro Zéro.

J’ai commencé ma vie pro dans une banque avec ce militantisme à côté. Je n’étais pas la seule dans les milieux militants à me dire “Je fais de l’alimentaire”. Mais aujourd'hui, rétrospectivement, je me demande comment je pouvais bosser 40 heures par semaine dans ce domaine-là…

Techniquement, c’est sûr que j’y ai beaucoup appris : j’ai bossé sur des applis crypto, je me suis fait les dents sur la partie tech. Mais l’objectif restait de produire du logiciel bancaire... Au bout de deux ans et demi, j’ai réagi et je suis partie dans le domaine du service, où je pensais au moins pouvoir découvrir plus de choses et choisir mes clients. J’y suis restée 4-5 ans.

En France, plus tu vieillis plus on te pousse à devenir chef de projet mais j’ai tenu à rester developpeuse, dans mon équipe. C’était chouette, j'ai vu plein de domaines techniques différents. Par contre, en terme d'éthique, on n’y était pas et finalement, j'ai démissionné le jour où ils voulaient me faire bosser pour Monsanto, après avoir déjà bossé pour Total ou Casino… Je ne peux même pas citer un client dont je suis fière. C’est le problème d’un grand nombre de boîtes de presta : techniquement je me suis éclatée, j’ai rencontré des gens incroyables, notamment des gens avec qui j’ai fait MiXit, mais pour faire quoi ? Des choses dont je ne suis pas forcément très fière aujourd’hui...

C’est comme ça que plus de 10 ans après la sortie de l’école, avec mon mec, on s’est dit “On arrête là, y a un truc qui ne va pas, on se casse.”. On a pris une année sabbatique. Comme il est dev aussi, et que c’est tout ce qu’on sait faire, on s’est dit qu’on allait rendre visite à des devs ailleurs dans le monde pour découvrir d’autres cultures. J’étais assez impliquée dans Women In Tech, pour améliorer la visibilité des femmes dans l’IT. Ça m’intéressait de voir comment ça se passait ailleurs dans le monde.

On a passé quelques mois en Afrique, où on a donné des cours de programmation contre le gîte et le couvert. C’était très cool. Ensuite, on est allé en Asie où on s’est pris une bonne claque et où on a rencontré des gens incroyables.

Après ça, on est passé par l’Océanie et les États-Unis mais c’était moins inspirant. Pourtant, à l’époque, même si j’étais anti-GAFAM, je rêvais de la Silicon Valley, de cet esprit tech avec des dieux de la tech. J’avais envie de rencontrer ces gens brillants. Mais on a été catastrophé par la gentrification de San Francisco : c’est un coin inaccessible, où il n’y a pas de gens pauvres. On a rencontré des gars qui bossaient chez Google, qui avaient un appart pour le week-end à San Francisco, juste parce qu’ils pouvaient se le payer. Par contre, des devs éthiques, on n’en a pas vu beaucoup là-bas…

Ça nous a fait réfléchir sur nos rencontres faites en Afrique et en Asie, qui n’avaient rien à voir. Avec mon mec, on s’est dit “On rentre et on trouve un truc qui nous ressemble enfin”. On est donc rentré, on a fait un môme, puis acheté un appartement et monté notre boîte en 6 mois qui s’appelle Ninja Squad.

Quatre personnes, avec du flat management, tous des salaires égaux, de la transparence sur ces salaires, et des missions pour des organisations à but non lucratif. Au moins un jour par semaine, on bosse sur des projets non lucratifs, ce qui fait une centaine de jours par an. Par exemple, on travaille pour un centre de santé pour migrants, on leur développe une solution qui leur est dédiée. On choisit nos clients, ce qui nous permet de ne pas bosser pour les banques ou assurances mais plutôt des PME, des institutions publiques. Donc ça, c’était super cool, et ça l’est toujours.

Au bout de quelque temps avec mon mec, on se dit que ce serait cool de bouger un peu, de voir autre chose. Je voulais vraiment participer à un produit qui, éthiquement, me parle. Ninja Squad c'est génial, c'est top, on a monté la structure qu’on voulait, mais on voulait avoir une expérience à l'étranger et une expérience produit. Fairphone je les suivais depuis longtemps, je trouvais le projet dingue, incroyable, j’étais fan du premier jour. Quand j’ai vu qu’ils proposaient un poste, j’ai tenté. Je parlais anglais comme une merde. J’ai eu de la chance, j’ai eu le poste.

Il faut quand même dire que je me fichais un peu du salaire. Je n'avais pas trop d'exigences salariales et il leur fallait quelqu’un de senior. Je ne pense pas qu'ils aient eu autant de facilité à trouver des gens avec un peu d'expérience et qui acceptent de bosser pour pas cher. C'est juste pour être un peu humble. C’est un vrai problème dans la tech. D’un côté, quand tu bosses dans la tech, tu te fais 100k, 150k facilement mais il ne faut pas être regardant sur l'éthique. Quand tu acceptes de bosser pour beaucoup moins… ce sont pour des boîtes comme Fairphone, qui sont toutes petites, qui galèrent, et qui ne sont pas encore rentables. Mais c'est beaucoup plus motivant en termes d'impact.

Avec le nombre de téléphones que l’on vend, Fairphone ne couvre pas encore des frais, donc on est encore dans des phases d’investissement, un peu galère, et avec un fondateur qui avait une éthique qui ne voulait pas faire rentrer n’importe qui au capital, ce qui est super classe, mais qui veut dire qu’on n’a pas beaucoup de thunes.

À Fairphone, je bosse sur la partie "longévité logicielle", c’est-à-dire comment faire en sorte de lutter contre l’obsolescence programmée des puces électroniques des téléphones. Quelles solutions peut-on trouver pour faire en sorte que les téléphones durent plus longtemps ? Je bosse aussi sur des choses plus classiques d’IT interne d'une boîte, comme des applications pour collecter les erreurs de nos téléphones. Comme on s’intéresse à la réparabilité des téléphones, il faut qu’on arrive à être bon sur l’analyse des fautes.

Pour finir sur la progression, tout au long de ce parcours, je me suis impliquée dans des communautés. J'ai cofondé MiXiT avec un pote, le mec avec qui j’ai fait Ninja Squad. Je me suis impliquée dans Duchess France, une asso qui bosse sur la dignité des femmes tech dans le monde. Et cet aspect communautaire est très important : cela m’a donné la force de m'arrêter de bosser un an, d'aller faire ce tour du monde, de dire “tu rencontres d’autres gens, tu ne vois pas que des collègues, tu vois des gens qui t’inspirent un peu”, il y en a qui l'ont fait, pourquoi pas moi, et ça m’a aidé.

Avec MiXiT, c’est le lien entre tech et éthique qui nous intéresse, c’est-à-dire comment faire pour mettre tous nos collègues développeurs face à des choses qui nous paraissent évidentes, mais qui ne le sont pas forcément pour beaucoup : pour qui tu bosses ? Au final, quand tu es développeur et que tu bosses pour Thalès, tu ne peux pas dire -je l'ai fait- “je ne fais que de la technique”. Quelle est ta valeur dans la société d'aujourd'hui ? N'oublie pas que tu bosses pour Thalès, un vendeur d'armes.

C’était l’objectif de MiXiT de sensibiliser, de conscientiser ?

Oui, ça a toujours été notre credo. Au départ, il y avait un axe important sur la diversité : faire en sorte qu’il y ait plus de femmes, plus de blacks, plus de gens de cultures différentes. Parce que la tech c’est quand même des blancs, hétérosexuels, hommes… Je caricature mais c’est un peu vrai. Il fallait travailler la diversité, l'accessibilité des personnes en situation de handicap, l’accessibilité tarifaire, car on est une conf qui n’est pas chère. Les conf de tech c’est 300€ ; c’est l’employeur qui paye et on n’y retrouve que du corporate… Les freelances, les gens qui galèrent un peu ne vont pas payer 300€ pour une conf. Aujourd'hui MiXit est à 60€ pour deux jours. C’est une conf qui n’est pas chère, pour laquelle tu peux poser des jours de congés, tu peux la payer toi-même, et c'est gérable.

Et donc ici à Fairphone tu es manager d’une équipe de développeurs ?

Oui, je m’occupe de l’IT, et de l’équipe d’ingénieurs qui travaille sur FairPhone 2 et qui est en charge des logiciels. Avec Fairphone, l’objectif c’est que tu puisses changer dans le temps les composants, comme l’appareil photo. Sur Fairphone 2, qui a 5 ans, on ne sort plus de nouveaux modules hardwares. Par contre, du point de vue logiciel, on le maintient dans le temps.

Est-ce que ce serait imaginable de développer votre propre OS ?

Avec uniquement mes deux collègues, c'est impossible. Faire un OS pour téléphone, c’est une équipe de 100 personnes. Un truc de malade. Mais il y en a qui l’on fait ! Il y a eu Firefox OS. Aujourd'hui, si tu regardes les communautés libres, elles sont incapables de s’appuyer sur un système qui tient la route. Ceux qui tiennent la route, ils s’appuient sur Android à un moment donné. C’est notamment le cas de /e/foundation, qui est un super bon OS, qu’on propose sur Fairphone 2 d’ailleurs (et depuis sur Fairphone 3). C'est un fork OS privacy focus, qui enlève les trackers de Google.

Notre objectif n'est pas de faire un système alternatif. Notre objectif, c’est de produire un téléphone qui respecte les conditions de travail, de l'extraction du minerais jusqu'à l'assemblage en Chine.

Vu que l’on ne produit pas un OS alternatif, le choix de prendre Android était plutôt logique. Mais le problème d’Android, c’est Google. Lorsque Android sort, Google dit : “je sors Android 7, je le maintiens trois ans”. Et au bout de 3-4 ans, ils disent : “fin du support et vous passez à Android 8”. Ne plus maintenir, pour Google, ça veut dire qu’ils ne livrent plus de mises à jour de sécurité. Concrètement, cela veut dire que tu ne peux plus garder ton téléphone. En tant que producteur, Fairphone ne peut pas dire à ses clients : “vous aviez Android 7, c’est fini, Google ne fournit plus de security update, mais ce n'est pas grave !” Si, c'est grave ! S’il n'y a plus de mise à jour de sécurité, la sécurité des données des utilisateurs sur le téléphone est mise à mal. Donc ce n’est pas possible. C’est pourtant ce que beaucoup de fabricants font : Onetouch, Huawei n’en ont rien à faire du fait que Google ne maintient plus de versions d'Android adaptées à leurs téléphones. Du coup, l’utilisateur ne percute pas forcément parce qu'il ne voit pas la dangerosité d'avoir un téléphone qui n’est plus maintenu.

Alors, concrètement, qu'est-ce que ça veut dire d'avoir des versions d'Android qui sont adaptées au téléphone ? Techniquement, ça veut dire des versions adaptées au processeur qu'il y a dedans. En fait, dans un téléphone, il y a un appareil photo, il y a un micro, mais le cerveau du téléphone, c’est la puce du processeur. Dans le monde, il existe deux grands monopoles de processeurs : MediaTek et Qualcomm. Qualcomm, c'est le monopole le plus gros. Donc on n’a pas le choix. Que Fairphone produise un téléphone responsable ou pas, nous n’avons que peu de choix du fabricant du processeur. Il y a quelques exceptions qui essaient de faire les choses différemment, mais pour faire court, tu as de grandes chances de te retrouver avec une puce Qualcomm.

Or, Qualcomm n'encourage pas à lutter contre l'obsolescence programmée. Quand tu es un constructeur comme nous, tu dis “je veux fabriquer un téléphone, je vais mettre ce processeur numéro X, et puis je serre les fesses en espérant que Qualcomm me le maintienne sur plusieurs versions d'Android et peut-être sur les prochaines quelques années”. Et la réalité fait que bien souvent, les puces Qualcomm, et c’est pareil pour MediaTek, ne sont maintenues que sur un temps court et on sait pas à l'avance quand ils vont arrêter le support. Parfois c'est juste après la sortie du téléphone que tu apprends que la puce n'est plus supportée pour la prochaine version d'Android. Donc en tant que fabricant de téléphone comme Fairphone, si tu veux faire durer tes téléphones dans le temps, tu dois te débrouiller pour porter les nouvelles versions d'Android sur une puce qui officiellement ne les supporte plus.

Fairphone se retrouve entre cette dépendance hardware à la puce avec Qualcomm qui n'encourage pas la longévité et Google, qui -et pour le coup je ne les blâme pas- disent “je ne peux pas maintenir 20 ans Android 6 ou 7 juste parce tu as des firmwares qui ne suivent pas”. Donc nous, on est au milieu, trois ingés sur Fairphone 2, et l’idée c’est d’arriver à porter des nouvelles versions d’Android sur un processeur qui n’est plus maintenu officiellement par Qualcomm. C’est du jamais vu dans l’industrie, personne ne fait ça. On le fait juste pour permettre aux gens de garder leur téléphone. C’est vraiment dans cette optique de lutter contre l'obsolescence. Et du coup, si on prend un peu de recul, si à quelques uns on est capable de faire ça (avec les quelques personnes extérieures qui nous aident), imagine si un Samsung ou un Sony se mettait à faire ça, la puissance qu’on aurait là-dessus. Mais en fait, dans toute cette chaîne de valeur des autres fabricants, ce n'est absolument pas leur but de faire ce travail, parce qu'ils veulent plutôt vendre de nouveaux téléphones.

Quelles sont pour toi les préoccupations éthiques des développeurs, comparées à celles des designers ?

Je vois une différence entre les designers et les devs. Il y a un truc qui me parle avec mes collègues designers, c’est qu’ils essaient vraiment de remettre l’utilisateur au centre. De mon côté, je suis loin de tout ça parce que l’utilisateur est loin de ces problématiques techniques de Qualcomm et de Google. J'ai plutôt l'impression que la résonance éthique dans mon boulot quotidien aujourd'hui, c'est d'arriver à ce que les gens prennent conscience de ces monopoles et à quel point on aurait tout intérêt à avoir d’autres acteurs en jeu, d’autres fabricants. Il y a une boîte américaine qui s’appelle Purism, qui fait un téléphone nommé Librem. Eux ont fait le choix de produire leur propre puce. Ils ont un courage phénoménal. J’espère que ça va marcher.

Si on s’éloigne de Fairphone, je pense que la place de l'éthique pour les développeurs consiste à penser au coût environnemental. Quand tu codes un site web, ok, il y a la beauté du code, mais il y a aussi le coût processeur. Qu'est-ce que ça va coûter ? On adore déployer dans le cloud, car c'est super facile. Mais c'est quoi le coût de tout ça ? Je pense que dans le monde du logiciel, ces questions sont très importantes.

Et le deuxième aspect, c’est le choix des briques logicielles. Le choix privacy by design. Il y a peut-être des gens qui seront contre le RGPD, le côté “oh c’est trop institutionnel”, mais je trouve que c’est super classe d’avoir ça en Europe. Avec ce règlement, on est contraint à mettre en place ces mesures de protection de la vie privée. Il y a eu vraiment un avant et un après.

Pour moi ça repose aussi sur les choix de conception : où est-ce que tu vas stocker tes données ? Quels sont tes choix de briques logicielles ? Est-ce tu acceptes d’incorporer des bibliothèques Google ? Ce sont des choix cruciaux, parce qu’après tu peux ne plus maîtriser l'intégralité de ta stack technique.

Et qui n’est pas forcément visible…

Tout à fait. En termes de cloud par exemple, je fais tout pour éviter de déployer des trucs sur AWS, sur Amazon.

Parce que ce choix, il peut se faire ?

Les trois-quarts des boîtes déploient sur AWS ou sur Google Cloud. Des clouds qui marchent super bien. Or, nous on doit livrer des applications qui fonctionnent. Il faut vraiment qu’il y ait un niveau de qualité. C’est sûr que si je m'en fous du côté éthique, je vais chez AWS, ou Google Cloud : ça tient la route, ce n’est pas cher. Sauf qu'après, tu ne maîtrises plus tout ce qui se passe derrière. Jusqu'à présent, je préfère payer une petite boîte française qui s'appelle Clever Cloud, je paye pas beaucoup plus cher et au moins ils ont un code de conduite, je sais où sont mes données, je sais comment ils gèrent leur data center. C'est un choix.

J’entends assez souvent dire "je sais où sont les données". Ça veut dire quoi concrètement ?

C’est choisir où est-ce que tu vas déployer ton app, choisir comment tu structures tes données. Quand tu développes un logiciel et que tu as une base de données, tu vas structurer tes bases de données. Et donc en termes de privacy by design, il faut que tu saches que telle donnée est dans telle table.

Une fois que tu as développé ton logiciel, il faut ensuite regarder où est-ce qu’il va être déployé pour tourner en production. Et là tu peux aller chez AWS où dans d’autres cloud. C’est là que tu perds la maîtrise. Parce que tu ne sais pas où elles vont tes données. Là, je parle vraiment de présence physique des données une fois que l’application tourne.

Tu sais qu’elles sont dans cette table-là, mais tu ne sais pas si elles sont en Europe ou pas, par exemple. La complexité d’accès à l’information varie en fonction du cloud provider que tu as. Grâce au GDPR, nous, par exemple, on a une réglementation qui exige de ne pas déployer ailleurs qu’en Europe. Mais il y a des boîtes qui s’en fichent et qui déploient aux US, où tu as moins de contraintes en termes de privacy.

Il y a également un autre problème éthique, c’est que je n’ai pas envie d’enrichir AWS. Amazon, ils n’ont pas besoin de nous, Fairphone. Donc je préfère payer 1000€ par an, ce n’est pas énorme, pour Clever Cloud, une petite boîte française qui lutte à son échelle contre les GAFAM.

Est-ce que tu sens que cet enjeux éthique a monté ces dernières années dans la communauté dev ?

Je pense qu’il y a encore énormément de travail à faire là-dessus. Si tu regardes les conférences tech en France aujourd’hui, tu n’as vraiment pas beaucoup de sensibilisation à ça.

Je trouve qu’au plan environnemental, la situation est un peu meilleure par rapport à il y a 10 ans. Peut-être que les développeurs se posent la question du coût environnemental de leur code. Mais alors, l'éthique dans la stack technique de déploiement... C’est assez inexistant.

À Amsterdam, il y a un côté un peu plus tech activiste, avec des meetups où les gens parlent de ces sujets, mais c’est Amsterdam... Ce sont des hippies ;-) Ailleurs en Europe c’est mort. En France, je n'ai pas vu beaucoup de meetup poser des questions comme ça.

Est-ce qu’il y a des pratiques quand on code qui sont plus ou moins éthiques ?

Quand tu codes, tu peux penser aux coûts du processeur, si tu fais du multithread ou pas, est-ce que ça va nécessiter un coût machine fort ou pas, et parfois ça peut passer par des compromis de design UX, par exemple.

Sur la page web, je prends un exemple simple, si tu épures un peu ta page, si tu fais moins d’allers-retours serveurs-clients, t’auras un truc qui sera un peu moins sexy au niveau UX, mais qui sera moins cher.

Bien sûr, ça peut être classe. Mais on est très loin de ne serait-ce que se poser la question. Aujourd’hui, on est plus dans l’ultra event, ce qu'on appelle event-driven, le fait d'avoir des applications où il y a beaucoup d'événementiel, tu cliques sur un bouton il y a plein de choses qui se passent automatiquement : ça a un coût.

À l’inverse, il y a quelques jours, je regardais un article sur Twitter, et quelqu’un expliquait “tu vois, mon site il est comme ça parce que je veux qu’il ne coûte pas cher”. Je trouve ça classe, je vois un peu plus de gens qui revendiquent cette sobriété.

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Coordinateur du projet : Jérémie Poiroux.